Magazine Journal intime

Le passage 29

Par Emia

29. Je pense m’être endormie au pied de la colonnade; une feuille en tombant m’a effleuré le front.

Dans mon rêve, Silver et Sybille s’étaient disputés. Sybille ressemblait à Vénéranda et Silver ne ressemblait à personne : il était vêtu de lumière. Vénéranda avait disparu. Je m’approchai de Silver et il me serra contre lui. Nous nous embrassâmes dans un profond silence.

Ce rêve m’avait ouvert un monde fait de pur esprit. Silver s’y trouvait encore, et moi – dormeuse désincarnée – je m’y retrouvais en lui, comme autrefois, sans souvenir du futur ni crainte du passé : ainsi dura notre étreinte.

Je me réveillai à plusieurs reprises. L’obscurité abyssale semblait une extension de moi-même. J’y percevais, dans le lointain, des formes colorées, des filaments lumineux, des taches étoilées. Des poissons peut-être, murènes phosphorescentes ou silures rosés, évoluaient parmi une pluie de protozoaires scintillants ; des méduses glissaient en pulsant, des vers géants formaient, se nouant et dénouant des amas opalisants dans le courant invisible. Un doux chuintement berçait cette faune enchanteresse : tout près chuchotaient d’informes tortues ombreuses. Leur haleine coulait en moi d’une manière si douce qu’elle m’a donnée soif, et j’ai voulu me lever.

J’ai allumé. La lumière jaillissante a figé le monde dans une sereine familiarité. Je pensais à Vénéranda, confusément : dormait-elle ? Je l’avais quittée alors qu’elle s’apprêtait à jouer aux cartes avec le Président et ses invités. A présent, il était un peu plus de cinq heures et le jour n’allait tarder de se lever.

J’ai ouvert l’un des tiroirs de la coiffeuse où j’ai trouvé quelques feuilles de papier ainsi qu’un livre, un roman intitulé Ivre d’Amour. Je l’ai glissé dans mon sac, puis j’ai jeté quelques mots de remerciement sur une feuille que j’ai signée et déposée sur le lit. J’ai quitté la pièce sans me retourner, mes bagages bien en main, prête à m’expliquer, s’il le fallait, sur mon départ précipité.

Je traversai le palais sans encombre. Dans le hall d’entrée un gardien dormait assis sur une chaise. Je toussotai ; il se réveilla en sursaut. Je dévalai l’escalier – déjà, le portail automatique s’écartait en silence. Je quittais le palais sans regrets ; il me semblait même n’y avoir jamais réellement séjourné. Ses murailles et ses tourelles se fondirent dans l’aube grise, et lorsqu’enfin un arbre masqua la pierre de sa verdure piquante, je me crus délivrée.


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