Billet de L’Anse-aux-Outardes, par Claude-Andrée L’Espérance…

Publié le 16 février 2014 par Chatquilouche @chatquilouche

Sur la page blanche, il y a des jours où les mots viennent et disparaissent.  Des jours où parfois on s’empresse à y tracer de fausses pistes.  De fausses pistes en fausses pistes.  Autant de mots que l’on biffe. Mais à quoi bon noircir des pages pour aussitôt les raturer  ?  Et on se dit, dans ces moments, que le silence vaudrait bien mieux que tout ce mal à être au monde.  Quand on a peine à balbutier.

De marées hautes en marées basses, passent les jours, passent les nuits, j’attends la suite en me disant que sous la glace, il y a l’eau vive.

« Les jours rallongent, dit mon voisin.  On a déjà passé le cap. » Le cap de quoi ?  Je n’en sais rien. Peut-être le point de non-retour.  Ce doux moment où l’on constate, à voir plus tôt se pointer l’aube, qu’il n’est désormais plus possible de vivre l’hiver à rebours.

« Les jours rallongent », dit mon voisin.  C’est ce qu’il me répète chaque année.  Au même moment ou à peu près.  Réplique suivie d’un long silence et de nos regards qui se portent vers le fjord et vers le rivage.

Et moi, de marées basses en marées hautes, en attendant la suite, je m’empresse à sitôt chausser mes raquettes pour dans les bois faire les cent pas.  Et aller lire dans la neige toutes ces histoires racontées. Toutes ces empreintes qu’avec le temps et l’habitude j’ai appris à interpréter.  Jusqu’à en percevoir l’animal.  Jusqu’à en imaginer sa démarche.  Un pas de course, un pas léger.  Là, le renard s’est arrêté.  Au pied d’un arbre, une cache, un terrier ?  Souris sylvestre ou campagnol ?  Dans la forêt, un peu plus loin, le pas plus lourd, l’empreinte plus large du coyote.  Et là-bas sous les noisetiers, imprimées dans la neige fraîche, les ailes, la queue en éventail d’une gélinotte, l’instant d’avant son envolée.  Tous ces parcours qui se croisent comme autant d’histoires sans paroles.

Mais je ne sais quel animal, pattes dans la neige et ventre au sol, s’est glissé jusqu’à la rivière.

Fortes marées de la nouvelle lune.  Les eaux ont envahi la baie.  La rivière fait entendre un murmure. Mais bientôt, des battures, les eaux vont se retirer.  De marées hautes en marées basses, passent les jours, passent les nuits.

Quand la nuit tombe, quelquefois, un petit animal farouche, sur la galerie de la maison, subrepticement vient se nourrir des graines que l’on donne aux oiseaux.  Nerveux, il se déplace par bonds ou bien à petits pas furtifs.  Comme s’il était toujours en fuite.  Actif la nuit comme le jour, on l’a affublé de plusieurs noms : polatouche, assapan, écureuil volant.  Chez moi il s’est présenté il y a peu et depuis, chaque soir, je l’attends.  Et les soirs où il ne se montre pas, j’avoue humblement qu’il me manque.  Pourtant, parfois, il suffit que je me demande s’il viendra pour le voir aussitôt apparaître.  Alors, immobile, je l’observe.  Sauf quand, trop occupée, j’oublie.

Et c’est ainsi qu’un certain soir où, à ma table, j’errais sans but.  De fausses pistes en fausses pistes.  À en noircir la page blanche.  Juste au moment où je m’apprêtais à en biffer chacun des mots.  J’eus l’idée de lever la tête pour un moment apercevoir derrière la vitre du salon les grands yeux noirs, les grands yeux ronds de l’animal qui me regardait…

Et moi, de retour sur la page noircie de toutes ces lignes entremêlées, là où l’instant d’avant je n’avais cru repérer que quelques fausses pistes, j’ai, tout à coup, vu, un à un, les mots se placer autrement et la page enfin s’animer.

Notice biographique

Claude-Andrée L’Espérance a étudié les arts plastiques à l’Université du Québec à Chicoutimi. Fascinée àla fois par les mots et par la matière, elle a exploré divers modes d’expression, sculpture, installation et performance, jusqu’à ce que l’écriture s’affirme comme l’essence même de sa démarche. En 2008 elle a publié à compte d’auteur Carnet d’hiver, un récit repris par Les Éditions Le Chat qui louche et tout récemment Les tiens, un roman, chez Mémoire d’encrier. À travers ses écrits, elle avoue une préférence pour les milieux marins, les lieux sauvages et isolés, et les gens qui, à force d’y vivre, ont fini par en prendre la couleur. Installée aux abords du fjord du Saguenay, en marge d’un petit village forestier et touristique, elle partage son temps entre sa passion pour l’écriture et le métier de cueilleuse qui l’entraîne chaque été à travers champs et forêts.  Elle est l’auteure des photographies qui illustrent ses textes.

(Une invitation à visiter le jumeau du Chat Qui Louche :https://maykan2.wordpress.com/)