« L’amour et la rage, la rage et l’amour. L’amour a été une thématique importante dans les luttes qui ont redéfini le sens de la politique ces dernières années, une thématique omniprésente dans les mouvements « Occupy », un sentiment profond présent même dans les affrontements violents aux quatre coins du globe. L’amour marche main dans la main avec la rage, la rage du « comment osent-ils nous séparer de nos propres vies, comment osent-ils nous traiter en objet ? » La rage d’un autre monde qui se fraie un chemin à travers l’obscénité du monde qui nous entoure. Peut-être.
Cette irruption d’un monde différent n’est pas qu’une question de rage, bien que la rage en fasse partie. Elle implique nécessairement la construction patiente d’autres manières d’agir, la création de différentes formes de cohésion sociale et de soutiens mutuels. »
Nous avons déjà, ici, montré que les chemins du changement de société, de la révolution, n'étaient pas à sens unique.
John Holloway semble penser de même.
Epuisons-nous ainsi la question ? Je pense que ce serait trop simple.
Michel Peyret
John Holloway, La Grèce nous montre comment protester contre un système en échec
27 février 2012 par
Voici la traduction d’un article de John Holloway paru dans le journal "The Guardian" le 17 février 2012 (Traducteur : Julien Bordier)
La rage exprimée contre les mesures d’austérité dans les villes grecques inspire tous ceux et celles qui souffrent pour le bien des banques et des riches.
Je n’aime pas la violence. Je ne pense pas que l’on gagne beaucoup à brûler des banques et faire tomber des vitrines. Et pourtant, je ressens une poussée de plaisir quand je vois, à Athènes et dans d’autres villes grecques, les réactions à la ratification par le parlement grec des mesures imposées par l’Union Européenne. Voire plus : s’il n’y avait pas eu d’explosion de colère, je me serais senti perdu à la dérive dans un océan de dépression.
Cette joie est celle de voir le ver, trop souvent piétiné, se retourner et rugir. La joie de voir ceux et celles dont les joues ont été claquées milles fois, rendre la claque. Comment peut-on demander à des gens d’accepter docilement les coupes drastiques, qu’impliquent les mesures d’austérité, dans leurs niveaux de vie ? Doit-on souhaiter qu’ils acceptent simplement que l’énorme potentiel créatif de tant de jeunes gens soit noyé, leurs talents piégés dans une vie de chômage de masse et de longue durée ? Tout cela pour que les banques soient remboursées, et que les riches puissent s’enrichir ? Tout cela, seulement pour maintenir en vie un système capitaliste qui a depuis longtemps dépassé sa date de péremption, et qui n’offre aujourd’hui au monde rien d’autre que la destruction ? Que les Grecs acceptent ces mesures ne serait que l’augmentation exponentielle de la dépression, celle de l’échec d’un système aggravé par la dépression de la dignité perdue.
La violence des réactions en Grèce est un cri qui traverse la planète. Combien de temps encore resterons-nous assis, à regarder le monde être disloqué par ces barbares, les riches, les banques ? Combien de temps encore supporterons-nous de voir les injustices augmenter, les services de santé démantelés, l’éducation réduite au non-sens acritique, les ressources en eau être privatisées, les solidarités anéanties, et la terre éventrée pour le seul profit des industries minières ?
Cette offensive, qui est si manifeste en Grèce, a lieu partout sur la Terre. Partout, l’argent soumet les vies humaines et non-humaines à sa logique, celle du profit. Ce n’est pas nouveau, c’est l’ampleur et l’intensité de cette offensive qui l’est. Ce qui est également nouveau, c’est la conscience générale que cette dynamique est une dynamique de mort, que nous allons droit vers l’annihilation de la vie humaine sur Terre. Quand les commentateurs avisés détaillent les dernières négociations entre les gouvernements sur l’avenir de la zone-Euro, ils oublient de mentionner que ce qui s’y négocie allègrement est le futur de l’humanité.
Nous sommes tous Grecs. Nous sommes tous des acteurs dont la subjectivité est tout simplement écrasée par le rouleau-compresseur d’une histoire écrite par les marchés financiers. C’est en tout cas ce à quoi cela ressemble, et ce que les marchés devraient récolter. Des millions d’Italiens ont protesté et manifesté, encore et encore, contre Silvio Berlusconi ; mais ce sont les marchés financiers qui l’ont destitué. Il en va de même en Grèce : de manifestations en manifestations contre George Papandreou, ce sont finalement les marchés financiers qui l’ont congédié. Dans les deux cas, des serviteurs avérés et bien connus de l’argent ont pris la place de ces politiciens déchus, sans même l’excuse d’une consultation populaire. Ce n’est même pas l’histoire écrite par les riches et les puissants, bien que certains d’entre eux en profitent : c’est l’histoire déterminée par une dynamique que personne ne contrôle, une dynamique qui détruit ce monde... si nous la laissons faire.
Les flammes d’Athènes sont des flammes de rage, et nous y réchauffons notre joie. Pourtant, la rage est dangereuse. Si elle est personnalisée ou qu’elle se retourne contre des groupes en particulier – ici, contre les Allemands – elle peut très facilement devenir purement destructrice à son tour. Ce n’est pas un hasard si le premier membre du gouvernement Grec à avoir démissionné en signe de protestation contre les mesures d’austérité est le leader d’un parti d’extrême droite, Laos. La rage peut si facilement devenir une rage nationaliste, ou même fasciste ; une rage qui en aucun cas ne peut rendre ce monde meilleur. Il est alors essentiel d’être clair : notre rage n’est pas une rage contre les Allemands, ni même une rage contre Angela Merkel, David Cameron ou Nicolas Sarkozy. Ces politiciens ne sont que les symboles pitoyables et arrogants de l’objet réel de notre rage – la loi de l’argent, la soumission de toute forme de vie à la logique du profit.
L’amour et la rage, la rage et l’amour. L’amour a été une thématique importante dans les luttes qui ont redéfini le sens de la politique ces dernières années, une thématique omniprésente dans les mouvements « Occupy », un sentiment profond présent même dans les affrontements violents aux quatre coins du globe. L’amour marche main dans la main avec la rage, la rage du « comment osent-ils nous séparer de nos propres vies, comment osent-ils nous traiter en objet ? » La rage d’un autre monde qui se fraie un chemin à travers l’obscénité du monde qui nous entoure. Peut-être.
Cette irruption d’un monde différent n’est pas qu’une question de rage, bien que la rage en fasse partie. Elle implique nécessairement la construction patiente d’autres manières d’agir, la création de différentes formes de cohésion sociale et de soutiens mutuels. Derrière le spectacle des banques grecques en feu repose un profond processus, le mouvement silencieux de ceux et celles qui refusent de payer les transports en commun, les factures d’électricité, les péages, les crédits... un mouvement émergeant de la nécessité et de la conviction, fait de personnes organisant leur vie différemment, créant de la solidarité et des réseaux d’alimentation, squattant des terres et des bâtiments vides, cultivant des jardins partagés, retournant à la campagne, tournant le dos aux politiciens – qui ont désormais peur de se montrer en public – et inaugurant directement des formes de discussion et de prise de décisions sociales. Cela est peut-être encore insuffisant, encore expérimental, mais cela est crucial. Derrières les flammes spectaculaires, se tiennent la recherche et la création d’un mode de vie différent qui déterminera le futur de la Grèce, et du monde.
Le mouvement social grec demande le soutien de la Terre entière. Nous sommes tous Grecs.
Traduit de l’anglais par Julien Bordier (le 20 février 2012)
John Holloway est l’auteur de Changer le monde sans prendre le pouvoir (Lux/Syllepse) et de Crack Capitalism (à paraître en français aux éditions Libertalia), il contribue régulièrement à la revue internationale de théorie critique Variations