Une théorie du tout par Ken Wilber

Publié le 15 février 2014 par Joseleroy

Nouvelle publication chez Almora

Une théorie du tout de Ken Wilber

Extrait de Ken Wilber

"Une note au lecteur

   À l’aube de ce nouveau millénaire, quel est le sujet le plus brûlant sur le front intellectuel ? Le sujet qui force le respect des universitaires comme celui des magazines intellectuels à la mode ? Qui passionne le grand public comme les érudits? Qui promet de révéler des secrets longtemps cachés sur la condition humaine ? Dont les termes peuvent rapidement être nommés, sinon expliqués, par ceux qui en ont connaissance, les faisant ainsi rayonner de l’éclat de cette nouvelle idée brûlante, incandescente ?

   Certains diront la psychologie évolutionniste, qui est l’application des principes évolutionnistes à l’étude du comportement humain : vous savez, les hommes sont foncièrement libertins et les femmes tendent naturellement à fonder un foyer parce que des millions d’années de sélection naturelle nous ont programmés de la sorte. La psychologie évolutionniste est en effet devenue un sujet brûlant, en grande partie parce qu’elle a réussi à supplanter trois décennies de post-modernisme, lequel, après avoir été la grande théorie à la mode, est à présent considéré avec un vague ennui et un mépris désinvolte : le post-modernisme est devenu totalement has-been (n’est-ce pas ironique ?) Le post-modernisme a conquis ses très nombreux adeptes principalement grâce à sa capacité à déconstruire les idées des autres, faisant de l’artisan de cette démolition postmoderniste le roi, ou la reine, du petit royaume universitaire.

   La psychologie évolutionniste parvint donc à déboulonner la théorie desdéboulonneurs de théories, et elle le fit en montrant que les principes évolutionnistes donnaient des explications du comportement humain beaucoup plus intéressantes et convaincantes que la position postmoderne classique selon laquelle tout comportement est relatif et socialement construit. La psychologie évolutionniste montra clairement qu’il y avait bien des traits universels à la condition humaine, que l’évolution ne pouvait être niée qu’en acceptant des incohérences, et que, surtout, le post-modernisme n’était tout simplement plus très intéressant.

   La psychologie évolutionniste est en fait une branche d’une approche radicalement nouvelle de l’évolution elle-même. La synthèse précédente du néo-darwinisme voyait l’évolution comme le résultat de mutations génétiques aléatoires, dont les plus favorables (en termes de valeur pour la survie) étaient perpétuées grâce à la sélection naturelle. Cette théorie suscita dès le début chez de nombreuses personnes un profond malaise : comment toute l’extraordinaire vitalité et diversité de la vie pouvait-elle naître d’un univers supposé n’être gouverné que par les lois de la physique, des lois qui affirment sans ambages que l’univers s’épuise ? La seconde loi de la thermodynamique nous dit que dans le monde réel, le désordre ne peut que croître. Et pourtant, une simple observation nous révèle que dans le monde réel, partout la vie engendre de l’ordre : l’univers, loin de s’épuiser, à chaque instant se réalise.

   Cette perspective radicalement nouvelle proposée par les théories du « chaos » et de la « complexité » énonce que l’univers physique a en fait une tendance inhérente à créer de l’ordre, à l’image de l’eau s’écoulant chaotiquement dans le siphon d’un lavabo, pour tout d’un coup former une belle spirale tourbillonnante. La vie biologique elle-même est une série de tourbillons qui créent à chaque instant de l’ordre à partir du chaos, et ces structures nouvelles et supérieurement ordonnées sont perpétuées par différents processus de sélection opérant à tous les niveaux, du physique au culturel. Dans le domaine de l’humain, cela se manifeste précisément dans les comportements étudiés par la psychologie évolutionniste: un sujet brûlant, s’il en est.

   Pourtant, la psychologie évolutionniste n’est pas le nec plus ultra du moment. Née au début des années 80, puis progressivement développée au cours des années 90, la rumeur d’une théorie du Tout commença à courir dans le monde de la physique : un modèle qui se proposerait d’unir toutes les lois connues de l’univers dans une théorie globale, qui pourrait expliquer littéralement tous les aspects de l’existence. Certains allèrent jusqu’à murmurer que la main même de Dieu allait pouvoir être aperçue dans ses formules. D’autres annoncèrent que le voile venait d’être levé sur le visage du Mystère ultime. La Réponse finale était à portée de main, entendit-on ailleurs.

   Connue sous le nom de théorie des cordes (ou plus exactement, théorie M), sa promesse est de parvenir à unifier tous les modèles connus de la physique – de l’électromagnétisme aux forces nucléaires en passant par la gravité – en un super-modèle universel. Les unités fondamentales de ce super-modèle sont connues sous le nom de « cordes », ou objets vibrants unidimensionnels, et à partir des différentes « notes » jouées par ces cordes fondamentales, il est possible de dériver chaque particule et chaque force connue dans le cosmos.

   La théorie M (la lettre M peut notamment être interprétée comme l’initiale de matrice, membrane, mystère, ou mère comme dans la « mère de toutes les théories »), est sans aucun doute un modèle prometteur et stimulant, et si elle s’avérait scientifiquement valide – elle doit encore recueillir une rigoureuse approbation expérimentale – elle serait effectivement une des découvertes scientifiques les plus importantes de tous les temps. Et c’est pourquoi, pour celles et ceux qui en ont connaissance, la théorie des cordes ou théorie M est le nec plus ultra des théories, un super-modèle explosif et révolutionnaire qui relègue même la psychologie évolutionniste au domaine trivial du vaguement intéressant.

   La théorie M a certainement amené les intellectuels à réfléchir et à penser différemment. Quelles seraient les implications d’une théorie qui expliquerait tout ? Et qu’est-ce qu’on entend par « tout », d’ailleurs ? Est-ce que cette nouvelle théorie dans le domaine des sciences physiques allait permettre d’expliquer la signification de la poésie ? Ou le fonctionnement de l’économie ? Cette nouvelle physique serait-elle en mesure d’expliquer les mouvements des écosystèmes, les dynamiques de l’histoire ou encore les raisons pour lesquelles la tragédie des guerres humaines se perpétue inlassablement.

   À l’intérieur des quarks, dit-on, il y a des cordes vibrantes, et ces cordes sont les unités fondamentales de tout. Eh bien, si c’est le cas, c’est un tout étrange, pâle, anémique, étranger à la richesse du monde qui chaque jour s’offre à nous. Les cordes sont indubitablement une partie importante, fondamentale du vaste monde, mais peut-être pas aussi prédominante qu’on semble le dire. Vous et moi savons déjà que les cordes, si tant est qu’elles existent, sont seulement une fraction infime du tableau d’ensemble, et nous le savons à chaque fois que nous regardons autour de nous, que nous écoutons la musique de Bach, que nous faisons l’amour, que nous nous immobilisons au son du fracas déchirant du tonnerre, que nous nous laissons inonder d’un coucher de soleil, que nous contemplons un monde resplendissant qui semble bel et bien constitué d’autre chose que simplement de microscopiques élastiques unidimensionnels ...

   Les anciens Grecs avaient ce mot magnifique, Kosmos, pour décrire le Tout de l’existence aux multiples facettes, qui embrassait les sphères physiques, émotionnelles, mentales et spirituelles. La réalité ultime n’était pas seulement le cosmos, la dimension physique, mais le Kosmos, avec ses dimensions physiques, émotionnelles, mentales et spirituelles. Pas simplement la matière, inerte et insensible, mais la Totalité vivante de la matière, du corps, du mental, de l’âme et de l’Esprit. Le Kosmos ! Voilà une authentique théorie de tout ! Mais nous autres pauvres modernes avons réduit le Kosmos au cosmos, nous avons bradé la matière + le corps + le mental + l’âme + l’Esprit pour la matière seulement, et dans ce monde terne et plat du matérialisme scientifique, nous avons fini par croire qu’une théorie unifiant la totalité de la dimension physique était effectivement une théorie du tout...

   La nouvelle physique, nous dit-on, nous donne accès à l’intelligence de Dieu. Peut-être, mais alors seulement lorsque Dieu songe à un tas de sable. Sans aucunement chercher à nier l’importance d’une physique unifiée, il nous faut aussi nous poser ces questions : pouvons-nous avoir une théorie, non seulement du cosmos, mais du Kosmos ? Peut-on envisager une véritable Théorie de Tout ? Est-ce seulement raisonnable de se poser la question ? Et par où commencer ?

    Une « vision intégrale », une authentique Théorie de Tout, tente d’inclure la matière, le corps, le mental, l’âme et l’Esprit tels qu’ils se manifestent dans l’individu, la culture et la nature. C’est une vision qui se veut exhaustive, équilibrée et inclusive. Une théorie qui, par conséquent, embrasse la science, l’art et la morale ; qui inclut équitablement aussi bien la physique que la spiritualité, la biologie que l’esthétique, la sociologie que la prière contemplative ; qui se manifeste à travers une politique intégrale, une médecine intégrale, un commerce intégral, une spiritualité intégrale...

   Ce livre est une brève présentation de cette Théorie de Tout. Bien sûr, une telle entreprise, comme toute tentative de la sorte, brillera par ses limitations et ses échecs. Elle portera la marque de ses insuffisances et de ses généralisations non justifiées, rendra les spécialistes fous, et échouera globalement dans son objectif annoncé d’atteindre une compréhension holistique. Ce n’est pas simplement qu’aucun cerveau humain n’est à la hauteur de la tâche; la tâche elle-même est intrinsèquement impossible : l’expansion de la connaissance est plus rapide que celle des moyens de la classifier. La quête holistique est un rêve inatteignable, un horizon qui s’éloigne à mesure qu’on s’en approche, le pot d’or au pied de l’arc-en-ciel jamais atteint.

   Alors pourquoi tenter l’impossible ? Parce que je crois qu’une complétude, même partielle, vaut mieux que pas de complétude du tout, et une vision intégrale offre considérablement plus de complétude que les alternatives fragmentées. Nous pouvons être plus ou moins complets ; plus ou moins fragmentés ; plus ou moins aliénés – une vision intégrale nous invite à être un petit peu plus entier, et moins fragmenté, dans notre travail, notre vie, notre destinée.

   Certains bénéfices sont immédiats, comme vous le verrez dans les pages qui suivent. Les quatre premiers chapitres présentent une Théorie de Tout. Les trois suivants détaillent ses applications et sa pertinence dans le « vrai monde ». Nous y examinerons la politique intégrale, le commerce intégral, l’éducation intégrale, la médecine intégrale, et la spiritualité intégrale, à travers leurs nombreuses applications enthousiastes déjà existantes. Le dernier chapitre traite d’une « pratique transformative intégrale », c’est-à-dire les moyens grâce auxquels une approche intégrale peut être utilisée comme outil de transformation psychologique et spirituelle, si on le désire.

   (Les notes en fin d’ouvrage sont à l’usage des étudiants avancés ou pour une seconde lecture. Dans le dernier chapitre, je propose une liste d’ouvrages pour ceux qui souhaitent approfondir l’étude de la vision intégrale et de la Théorie de Tout.)

   Surtout, prenez les idées proposées dans ce livre comme de simples suggestions. Voyez si elles vous semblent pertinentes, si vous pouvez les améliorer, et plus que tout, si elles vous aident à formuler vos propres idées et aspirations intégrales. Un de mes enseignants définissait une bonne théorie comme « celle qui dure assez longtemps pour nous mener à une théorie meilleure ». La même chose est vraie pour une bonne Théorie de Tout. Ce n’est pas un système figé et définitif, mais simplement une théorie qui aura rempli son objectif si elle nous aide à en trouver une meilleure. Et entre-temps, il y a l’émerveillement et la gloire de la recherche elle-même, baignée, dès le début, de la radiance de l’existence, et toujours déjà entière avant même de commencer.

K.W.

Boulder, Colorado

Printemps 2000