Les salariés du quotidien se sont donc mis en grève et ont titré en une: «Nous sommes un journal». Tout était dit. L’acte: le retour d’une forme de combat, même si celui-ci est circonscrit à leur propre sort. Et la conséquence de l’acte: la reprise en main (temporaire?) des colonnes du journal par les journalistes eux-mêmes.
Sartrien. C’est une vieille histoire avec Libé: parti de la gauche et de ses marges extrêmes, devenu au croisement des années 1980 «libertaire-libéral», selon la célèbre formule de Serge July, avant de revendiquer une posture qu’on qualifiera un peu rapidement de sociale-démocrate-libérale depuis les années 2000 et le virage du traité constitutionnel de 2005 (Libé fit campagne pour le «oui»), chacun est aujourd’hui en droit de se demander où le situer désormais. Chaque lecteur, depuis trente ans, perçoit à sa manière les renoncements successifs, sans forcément s’en plaindre ouvertement mais en s’éloignant peu à peu, imperceptiblement. Car chacun sait que «Libé n’est plus Libé.» Du ziz et du zag, des modifications de cap mal assumées et, plus grave à nos yeux comme à ceux de nombreux lecteurs manifestement, une incapacité à requalifier la «fonction journal» avec l’ambition de donner du relief à l’idée même d’une «vraie gauche». Résumons. À force de trop de socialisme version Solferino, mâtiné comme il se doit de sociétal à toutes les sauces et de branchitude boboïsante qui négligent les fractures de classes d’un monde en changement, Libé n’a-t-il pas, à l’image des énarques à la rose facile, avec ou sans Nicolas Demorand, un peu bazardé son histoire et les raisons pour lesquelles il prétendait, jadis, et parfois admirablement, décrire le monde pour déjà le transformer, dixit Sartre? L’interrogation peut même se décliner différemment. Puisque tout a changé – écrire, penser, communiquer, informer, se connecter –, Libé est-il simplement resté fidèle au primat sartrien? July en personne avait réglé le problème peu avant son départ forcé en 2006, en déclarant: «La question excède celle du changement nécessaire pour ne toucher que celle de la fidélité aux principes fondateurs, dont Jean-Paul Sartre est resté le label, pour autant qu’on les estime justes.» Et il avait scellé le sort de ses troupes d’une formule empruntée à Jules Renard: «Il n’y a pas de grands journalistes, il n’y a que des grands journaux.» Les journalistes en question (dont certains sont des amis, faut-il le préciser) se demandaient pour quel journal ils travaillaient encore…
[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 14 février 2014.]