Depuis qu’Albert Einstein a écrit « la science sans religion est boiteuse, la religion sans science est aveugle », croyants et non-croyants n’ont pas cessé de vouloir se l’approprier. Compter dans son camp un homme considéré comme le génie du XXe siècle valait bien cette querelle, en dépit de sa stérilité. Il est vrai qu’Einstein s’était exprimé assez diversement sur la religion et qu’il ne semblait pas possible de situer clairement ses convictions. On peut surtout penser qu’il était trop attaché à sa liberté pour se laisser embrigader dans une chapelle ou une autre, et que sa relation à Dieu relevait d’une subtilité qui échappait aux conventions.
Lorsqu’en 1929, dans un message au rabbin Goldstein de New York, il écrivait : « Je crois au Dieu de Spinoza, qui se révèle dans l’ordre harmonieux de ce qui existe, et non en un dieu qui se préoccupe du sort et des actions des êtres humains », il semblait moins refuser Dieu que la manière dont les hommes l’utilisent, parfois abusivement, pour tenter d’imposer à leurs contemporains un certain nombre de règles de vie et d’interdits. L’ambigüité réside sans doute dans les termes : Dieu et la religion sont deux notions très différentes, tout comme foi et religion, d’ailleurs.
Dès 1934, dans Comment je vois le monde (Flammarion, 192 pages, 7€), il exprima à plusieurs reprises ses réticences, non face à Dieu, mais vis-à-vis des dogmes et des règles que les hommes construisent autour : « Je ne peux pas imaginer un Dieu qui récompense et punit l’objet de sa création. Je ne peux pas me figurer un Dieu qui réglerait sa volonté sur l’expérience de la mienne. Je ne veux pas et je ne peux pas concevoir un être qui survivrait à la mort de son corps. Si de pareilles idées se développent en un esprit, je le juge faible, craintif et stupidement égoïste ».
Il semblait refuser l’appartenance à une communauté qui ne laisserait aucun choix à ses membres en les obligeant à abdiquer tout sens critique, et soulignait, non sans humour : « Pour être un membre irréprochable parmi une communauté de moutons, il faut avant toute chose être soi-même un mouton. » En outre, il se méfiait surtout des préjugés (dont il disait qu’ils étaient plus difficiles à désagréger qu’un atome) et l’on peut penser qu’il renvoyait les scientifiques, les religieux et leurs forteresses de certitudes dos à dos lorsqu’il notait :
« Quiconque prétend s’ériger en juge de la vérité et du savoir s’expose à périr sous les éclats de rire des dieux puisque nous ignorons comment sont réellement les choses et que nous n’en connaissons que la représentation que nous en faisons. »
La question restait donc assez ouverte, mais une lettre écrite par Einstein le 3 janvier 1954 au philosophe Eric Gutkind, qui sera vendue aux enchères à Londres par la maison Bloomsbury Auctions jeudi prochain, risque de relancer la polémique. Dans cette lettre on peut en effet lire : « Le mot Dieu n’est pour moi rien de plus que l’expression et le produit des faiblesses humaines, la Bible une réunion de légendes honorables, mais cependant primitives et qui sont quand même assez puériles. Aucune interprétation, aussi subtile soit-elle, ne peut changer cela (à mes yeux). »
Il est intéressant de rapprocher cet extrait d’un autre texte issu de ses Notes autobiographiques dans lequel il exprimait les doutes précoces que lui avaient inspirés les écrits bibliques et sa méfiance envers l’Etat en tant que courroie de transmission de la religion :
« A force de lire des ouvrages de vulgarisation scientifique, j’ai bientôt eu la conviction que beaucoup d’histoires de la Bible ne pouvaient pas être vraies. La conséquence a été une véritable orgie fanatique de libre pensée accompagnée de l’impression que l’Etat trompe intentionnellement la jeunesse par des mensonges. C’était une impression écrasante. Cette expérience m’a amené à me méfier de toutes sortes d’autorité, à considérer avec scepticisme les convictions entretenues dans tout milieu social spécifique : une attitude qui ne m’a jamais quitté, même si par la suite, parce que j’ai mieux compris les mécanismes, elle a perdu de son ancienne violence. »
La lettre d’Einstein contient un autre passage, plus polémique encore peut-être, dans lequel il rejette le caractère « élu » du peuple juifs : « Pour moi, la religion juive, comme toutes les autres, est une incarnation des superstitions les plus puériles. Et le peuple juif, à qui je suis heureux d’appartenir et avec lequel j’ai de grandes affinités intellectuelles n’a pas pour moi des qualités différentes de tous les autres peuples. D’après mon expérience, ils ne sont pas meilleurs que d’autres groupes humains, même s’ils sont protégés contre les pires cancers par un manque de pouvoir [(?) a lack of power]. Autrement, je ne vois rien “d’élu” en eux. »
Ce document est d’autant plus intéressant que, bien qu’ayant été vendu aux enchères en 1955, il était passé inaperçu et était resté ignoré des spécialistes les plus autorisés du physicien. Par ailleurs, il sonne comme le fragment d’un « testament spirituel », puisqu’il reflète l’état de ses convictions un an avant sa mort. C’est pourquoi son estimation, aux alentours de 8.000 £, pourrait être largement dépassée. Ajoutons que, dans une autre lettre tout à fait contemporaine (24 mars 1954), il écrivait :
« Ce que vous avez lu sur mes convictions religieuses était un mensonge, bien sûr, un mensonge qui est répété systématiquement. Je ne crois pas en un Dieu personnel et je n’ai jamais dit le contraire de cela, je l’ai plutôt exprimé clairement. S’il y a quelque chose en moi que l’on puisse appeler “religieux” ce serait alors mon admiration sans bornes pour les structures de l’univers pour autant que notre science puisse le révéler. »
Illustrations ; Einstein à vélo - Lettre d’Albert Einstein à Eric Gutkind.
LES COMMENTAIRES (2)
posté le 05 août à 06:55
salut 1.merci pour votre analyse forte intéressante 2.j'aimerai bien savoir votre avis à propos de citations suivants d'Einstein :
« Ce qui me sépare de la plupart de ceux ainsi appelés athées, c’est le sentiment d’une humilité totale devant les secrets inaccessibles de l’harmonie du cosmos…Les athées fanatiques sont comme des esclaves qui sentent toujours le poids de leurs chaînes qu’ils ont rejetées après une lutte acharnée. Ce sont des créatures qui – dans leur rancune contre la religion traditionnelle comme « opium du peuple » - ne peuvent pas entendre la musique des sphères célestes. »(Einstein ; His Life and Universe ; de Walter Isaacson ; Editions Simon & Schuster ; 2007).
« Je ne suis pas un athée. Le problème en question est trop vaste pour notre pensée limitée. Nous sommes dans la position d’un petit enfant qui entre dans une immense librairie remplie de livres écrits en de nombreuses langues. L’enfant sait que quelqu’un a dû écrire ces livres. Il ne sait pas comment. Il ne comprend pas les langages dans lesquels ils sont écrits. L’enfant suspecte vaguement un ordre mystérieux dans l’arrangement des livres mais ne sait pas ce que c’est. Là, il me semble, est l’attitude même de la plupart des êtres humains intelligents envers Dieu. Nous voyons l’univers arrangé merveilleusement et obéissant à certaines lois, mais ne comprenons seulement que vaguement ces lois. »(Viereck, 372-378 ; Viereck a premièrement publié l’interview dans : « What Life Means to Einstein. », Saturday Evening Post, Oct. 26, 1929. Ces citations ont été généralement tirées de traduction et paraphrase dans : Brian 2005 ; 185-186 et dans Calaprice. Voir aussi : Jammer 1999 ; 22).
« J’aborde maintenant le point le plus intéressant de votre lettre. Vous trouvez curieux que je considère la compréhension du monde comme un miracle ou comme un éternel mystère. Et bien a priori on devrait s’attendre à un monde chaotique, qui ne devrait en aucune façon être saisi par la pensée. On pourrait (ou on devrait) s’attendre à ce que le monde soit soumis à la loi dans la mesure où nous intervenons avec notre intelligence ordonnatrice. Ce serait une espèce d’ordre alphabétique des mots de langue. L’espèce d’ordre, par contre, crée par exemple, par la théorie de la gravitation de Newton, est d’un tout autre caractère. Même si les axiomes de la théorie sont posés par l’home, le succès d’une telle entreprise suppose un ordre d’un haut degré du monde objectif qu’on n’était a priori nullement autorisé à attendre. c’ets cela le « miracle » qui se fortifie de plus en plus avec le développement de nos connaissances. C’est ici que se trouve le pont faible des positives et des athées professionnelles, qui se sentent heureux parce qu’ils ont la conscience non seulement d’avoir , avec un plein succès, privé le monde de dieu, mais aussi de l’avoir « dépouillé des miracles » . Le curieux, c’est que nous devons nous contenter de reconnaître le « miracle », sans qu’il y ait une voie légitime pour aller au-delà. Je me vois forcé d’ajouter cela expressément, afin que vous ne croyez pas que –affaibli par l’age- je ne suis devenu une proie des curés. »Extrait d’une lettre d’Albert Einstein à Solovine en date du 30 mars 1952,CF ;A Einstein, lettres à Maurice Solovine, reproduites en facsimilé et traduites en vrancais, Paris, Gauthier-Villars, 1956,pp. 114-117
merci
posté le 07 janvier à 20:55
pour vs