Vous décidez de vous promener ensemble un instant. Vous entreprenez alors de lui raconter toutes les blagues Carambar que vous connaissez ; en effet, vous mourrez d’envie de savoir si son absence d’expression faciale est d’ordre pathologique.
Tout à coup, paf, vous tombez sur une rivière aux flots tumultueux. Elle est si poissonneuse que des dizaines de saumons font des pirouettes dans les airs et l’un d’eux saute même dans vos bras. Vous le mettez de côté pour votre dîner et levez alors les yeux au ciel : quelle végétation luxuriante ! Bella vous répond d’une voix pâteuse que les plantes ont les pieds dans l’eau alors forcément ça aide, et que vous êtes un peu con-con parce qu’il ne faut pas sortir de Normale Sup pour savoir ça. Après une bonne tarte bien méritée sur son visage toujours impassible, vous lui rétorquez calmement que les saumons ont aussi leur rôle à jouer ici et que d’ailleurs, vous allez lui prouver ça par A+B avec des références scientifiques à l’appui.
D’abord, vous vous faites un plaisir de lui rappeler le cycle de vie des saumons, qui sont qualifiés d’anadromes (grâce à ce joli mot elle en a déjà plein la vue). En effet, ces poissons naissent en eau douce, grandissent en eau de mer et remontent les rivières au printemps. Ils s’y reproduisent une seule et unique fois avant de mourir de leur belle mort et/ou de se faire embrocher par un ours comme un vulgaire apéricube.
Au Japon et en Amérique du Nord, plusieurs études ont montré que les saumons Keta du Pacifique (Oncorhynchus spp.), en se décomposant, représentent une source en azote et en phosphore pour le cours d’eau, les sédiments et même les sols à proximité. Or, l’azote et le phosphore sont les deux principaux facteurs limitants pour les plantes : plus il y en a, plus elles s’épanouiront. A l’inverse, s’il en manque, les végétaux feront triste mine.
Ainsi, des analyses isotopiques ont permis de montrer que 14 à 60 % de l’azote contenu dans les plantes en bordure des rivières provenait des saumons !
En décomposant, les carcasses de saumons libèrent des éléments nutritifs comme l’azote (N) et le phosphore (P) qui sont transférés à travers le sol jusqu’aux plantes. Ainsi, les saumons contribuent indirectement à la croissance des forêts Nord-tempérées !
Plus étonnant encore : ce phénomène de transfert ne se produit pas uniquement au printemps, lors de la période de frai des saumons. Les plantes peuvent laisser ces éléments nutritifs de côté dans le sol jusqu’au moment le plus propice à leur développement : 8 mois après (pour l’azote), et probablement beaucoup plus pour le phosphore (qui est moins mobile que l’azote, donc susceptible de s’accumuler plus longtemps dans les sols).
C’est seulement à la fin de votre discours que vous vous rendez compte que Bella s’est suicidée en se jetant à l’eau pour mettre fin au bourdonnement incessant de vos paroles dans ses oreilles. Bah, pensez-vous alors en essuyant du revers de la main une larme circonstanciée, au moins elle contribuera à la luxuriance de ce lieu, tel un saumon.
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Sources et remerciements :
- T. Daufresne, maître de conférences INRA
- Levi P.S, Tank J.P, Tiegs S.D, Chaloner D.T, Lamberti G.A, 2012. Biogeochemical transformation of a nutrient subsidy: salmon, streams, and nitrification. Biogeochemistry 113:643-655
- Daufresne T, 2013. Megafauna as a nutrient pump. Nature Geoscience
- Hocking M.D & Reynolds J.D, 2013. Nitrogen uptake by plants subsidized by Pacific salmon carcasses: a hierarchical experiment. Can. J. For. Res
- Hoshino Y, Kudo H, Kaeriyama M, 2013. Stable isotope evidence indicates the incorporation into Japanese catchments of marine-derived nutrients transported by spawning Pacific Salmon. Freshwater Biology 58, 1864-1877
- Loreau M, Daufresne T, Gonzalez A, Gravel D, Guichard F, Leroux S.J, Loeuille N, Massol F, Mouquet N, 2013. Unifying sources ans sinks in ecology and Earth sciences. Biological Reviews 88, 365-379