" Sur le quai du métro, il n'y avait que quelques voyageurs et un vieil homme près duquel je me suis arrêtée. Il portait un imperméable beige et tenait une canne.Sur l'autre quai, une publicité pour des sous-vêtements masculins révélait le corps lisse et hâlé d'un jeune athlète , peut-être ai-je un souvenir précis de cette affiche à cause du petit homme voûté, de sa canne, de ce face-à-face insolite...
A un moment, mon regard a croisé le sien. Il m'a souri, je lui ai souri aussi. il avait une allure assez délurée malgré la canne et sa voussure, une sorte d'élégance fragile, quelque chose de désuet mais de charmant...
Puis le ronflement sourd de la rame qui s'approchait à grande vitesse a provoqué un frémissement parmi les rares voyageurs. le vieil homme s'est tourné vers moi avec toujours ce sourire limpide, j'ai cru qu'il allait me demander quelque chose, mais il a sauté sur les rails comme un enfant qui enjambe un buisson, avec la même légèreté...
Lorsque le bandonéon s'est de nouveau frayé un chemin dans le vacarme qui secouait la ville, un des danseurs est venu me chercher et tous les couples se sont remis en mouvement avec nous.
Il m'a dit, C'est Borges, un poème, vous le connaissez ?
J'ai dit oui, que je connaissais Borges, mais pas l'espagnol. J'ai ajouté que j'aimais une phrase de lui, Les dieux tissent des malheurs afin que les générations futures ne manquent pas de sujets pour leurs chants. Je ne savais plus où je l'avais lue.
Il m'a dit encore, pour moi, ce tango, c'est comme cette pluie mais à l'intérieur de moi, vous comprenez ?
Oui, je crois que je comprends, ce soir surtout.
A cause de l'orage ?
Non...
Je me suis alors souvenue de ce personnage d'un film hongrois qui prononçait des mots semblables dans un bar enfumé, alors qu'une pluie diluvienne noyait le paysage alentour.
Connaissez-vous la pluie intérieure ? demandait-il à l’assemblée un peu éméchée, et personne ne répondait.
J'ai murmuré à l'oreille de l'homme, Pour moi elle va durer, et j'ai évoqué le vieil homme...
Il m'écoutait, je lui ai parlé longtemps... Avant que je ne m'en aille, il a juste prononcé ces quelques mots, Son sourire vous a donné quelque chose qu'il faut garder.
Michèle Lesbre : extrait de " Écoute la pluie " Sabine Wespieser Éditeur, 2013
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