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Mémoire et pulsations - Maylis de Kerangal - Réparer les vivants (Verticales, 2014) par Matthieu Hervé
Par Fric Frac Club
Dans Réparer les vivants, il est avant tout question de rythme, d'une histoire de pulsations. Celles d'un cœur, organe en sursis, organe convoité, battant dans le corps de Simon, après un accident de voiture sur les routes de Normandie. Il est déclaré en état de mort cérébral, donc potentiel sujet aux prélèvements d'organes. Ses parents, effondrés et paralysés par le drame, doivent alors statuer sur les autorisations, le choix du don, sur ce qu'ils considèrent comme l'abandon du corps de leur fils, pris dans son paradoxe monstrueux, définitivement mort mais physiquement sain, un fils qui respire et qui pulse. Et le cœur de Simon est la pièce centrale du récit, autour de laquelle s'organisent les vivants, la famille déchirée de Simon, le personnel médical, le médecin et l'infirmière constatant la mort de Simon, attentifs aux impératifs liés aux procédures de prélèvement et de greffe, et de tous les autres personnages lié à cette transaction, au trajet de ce cœur. Un récit trépidant, un rythme condensé par l'urgence de la transplantation, compressé dans une seule journée.
Chacune des étapes menant cet organe d'un corps à un autre est minutieusement décrite. Rien ne semble contourné. A l'instar de Naissance d'un pont, on y sent l'importance donnée par l'auteur à la place de la documentation et de l'expérience. Maylis de Kerangal déplie ainsi méticuleusement la somme des gestes techniques, des contraintes de protocoles, des hésitations et des silences, cette chaine d'actes et de figures mobilisés par ce don. Aucune ellipse pour alléger la narration. Chaque détail est important, pièce cruciale du drame en cours. Ni la distance du regard ni le ton ne changent, qu'il s'agisse du pansement d'une plaie, de la brume couvrant les façades grises d'une cité portuaire, ou de l'abattement d'une mère. Et Maylis de Kerangal semble trouver du plaisir (ou en tout cas nous communique un certain plaisir) à étudier, à être précise dans la description de tous ces éléments. Elle nous démontre ainsi que le romanesque se situe avant tout dans les détails. Il faut scruter les détails. Rappeler cette évidence que l'appareillage d'un médecin vaut en cela bon nombres d'aventures.
Ceci étant dit, cette part de documentation est loin d'être l'aspect essentiel de ce récit. Ce recours au non-fictionnel vient plutôt le structurer dans des zones critiques, dramatiques, seulement explorées par l'imaginaire et l'extrapolation. Elle ralentit également, de pauses régulières, le rythme dense, parfois fiévreux, de la narration. Maylis de Kerangal écrit à partir de rythmes, dirait-on, de son désir d'en jouer, les casser ou les accélérer. À tel point qu'ils semblent devancer l'histoire, que leurs variations en justifie le déroulé. L'histoire n'est d'ailleurs pas toujours passionnante, a finalement très peu de développement. Les personnages, leurs actes et leurs émotions sont souvent convenus, voir caricaturaux. J'avais déjà ce sentiment, plus ou moins affirmé, dans ses œuvres précédentes. Mais c'est sans doute parce qu'une mélodie globale, un tempo d'un autre ordre, alimente et dirige cette histoire. Une mélodie organique et puissante, qui pulse et irrigue chaque acteur, chaque action, émotion et sensation, dans une partition mouvante et complexe, supportée par une prose ronde, vive et envoûtante (et qui pour ma part joue beaucoup dans le plaisir que je trouve à lire ses romans).
À quoi vient s'ajouter, se mêler, l'autre aspect essentiel de Réparer les vivants, qui au-delà de l'anecdotique lui donne une portée plus humaniste. Car ce à quoi s'attache également Maylis de Kerangal, c'est au geste collectif (et ici même plus précisément le geste hospitalier, très humain) et, à l'intérieur de celui-ci, à la circulation de l'empathie. Se succèdent alors, au fil de ce trajet, une foule de personnages sur lesquels la narration se fixe plus ou moins longtemps. Sur chacun on prend le temps de s'étendre un peu, de le découvrir, son passé, son quotidien, ses interrogations. Avant de le confronter aux battements à la fois fragiles et puissants de ce cœur en transit, de cette image ambivalente de vie et de mort. Confrontation qui les bouleverse, les bouscule forcément, qui les renvoie face à eux-mêmes, à leur propre fragilité.
On les suit donc un temps, portés par des phrases qui vont vite, se précipitent, reflet des émotions qui débordent, qui ne sont plus contrôlées. Le pari de l'écriture tient alors dans la somme des représentations liées à chaque personnage, définissant ainsi la réalité d'un trajet, celui de ce cœur, les modalités du don, avec tous les transferts, les chocs émotionnels qui viennent se greffer, pris dans l'inertie de cet organe, une réalité inaccessible sans la médiation de chacun d'entre eux.
Ici, tout comme chez certains auteurs (Je pense à Pierre Michon, en particulier, influence importante revendiquée de Maylis de Kerangal), les mots semblent creuser le récit. Pas seulement dans cette manière évoquée plus haut de scruter chaque détail, cette précision chirurgicale de l'approche du narrateur. Mais aussi parce que chaque fait, chaque émotion abordée gagne son autonomie propre. Ainsi plusieurs descriptions, par exemple de la tension d'un silence ou du calme d'un paysage, dans la somme des associations et des digressions, dépassent le cadre du récit, prennent une dimension plus générale, parfois même un aspect quasi mythologique.
Ces éléments deviennent alors autant de galeries, de ramifications, de strates dans lesquelles le récit s'échappe et s'installe, et dont le lecteur peut deviner que, plus que l'histoire, la suite des événements racontés, ces strates en sont l'enjeu même. Une sorte de tableau qui apparaît progressivement, en une suite de touches précises et nuancées, à mesure que l'on se concentre sur une zone, un personnage ou un autre. Comme une peinture impressionniste donc, où traits et touches se recouvrent les uns les autres, se couvrent et se dévoilent ensemble dans leurs épaisseurs, pour la laisser ensuite transparaître dans son ensemble. Ce qui donnerait l'impression, me rappelant son sens du rythme, que Maylis de Kerangal écrit d'abord avec de la musique et de la peinture.
Sous des allures minimalistes, une histoire très simple, très humaine, Réparer les vivants est, à l'image de sa scène d'ouverture, où Simon encore vivant surfe aux aurores avec ses amis, dans un bouillon d'eau grise et gelée, construit dans cette tension constante entre le silence et l'exaltation, l'abattement et l'espoir, la mort et une sorte d'enfantement (également l'un des thèmes forts de Naissance d'un pont). Et dans cette manière d'à la fois éclater son histoire en même temps qu'elle la rassemble, Maylis de Kerangal parvient à produire une œuvre d'une évidence et d'une générosité rare.
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Chef de projet web dans une agence parisienne, passionné depuis longtemps par l'écriture et influencé par Bolaño et Krasznahorkai, Matthieu Hervé écrits des textes de fiction et des notes de lectures que l'on peut retrouver nerval.fr ou sur son site Nocturama. Vous pouvez aussi le retrouver sur Facebook et @nocturama_fr sur Twitter.