" J'ai beaucoup traîné sur les champs de bataille de la Première Guerre mondiale en Lorraine, à Verdun, en Argonne... Je me suis alors intéressé à tout, même à ce que l'on vend dans les boutiques de souvenirs : une carte postale de Pétain à côté d'une autre qui donne la recette de la quiche lorraine... Mais ce qui m'a le plus frappé, c'est que la guerre de 14-18, qui est tout de même finie depuis 91 ans, a en ces endroits, une présence absolument incroyable, à la fois matérielle et fantomatique. Le plus stupéfiant, c'est peut-être le lieu-dit " Les Eparges" où la terre, au sens physique, n'est pas sortie du cauchemar de la guerre. C'est aujourd'hui recouvert d'arbres, mais il y a un vrai effet de linceul, parce que ces "couverts", comme on disait, sont venus recouvrir une terre encore abîmée et bouleversée dans sa surface même. Et c'est si impressionnant et tellement pétri de deuil qu'on ne peut pas rester longtemps et qu'on finit par s'enfuir. Même si on ne savait pas qu'il y a 50 000 corps au-dessous de cette forêt trouée et aussi, il faut le dire, très belle, très calme, on le sentirait encore, on sentirait que quelque chose ne va pas. Peut-être que dans quelques siècles ce sera passé, effacé, peut-être qu'effectivement les ondes ne sont pas infinies, mais peut-être aussi qu'elles le sont : prenez la grotte Chauvet, 26 000 ans en arrière, et hop ça ressort. Et là le plus incroyable peut-être ce sont les traces de ce jeune homme qu'on a retrouvées, qui n'était pas un de ceux qui ont peint les parois, il avait juste pénétré dans la grotte 3 000 ans plus tard et l'on a ses pas, son chemin, la trace de son passage, quelque chose de si furtif, de si lointain, devenant soudain si proche. ou prenez encore Le Creusot. Toute la ville a été créée au XIXème siècle autour de la forge et aujourd'hui on a tout enlevé. Du coup, quand on s'y promène, on a l'impression de traverser une banlieue dont le centre n'est nulle part et on ressent donc toute la ville comme un vaste lamento autour de la forge disparue. C'est une ville d'une tristesse très profonde, pas accablante, mais très profonde. Peut-être donc qu'en vérité rien ne disparaît véritablement.
Jean-Christophe Bailly : extrait d'entretien pour la revue Vacarme, Hiver 2010
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