J'ai connu l'innocence. Mon premier texte s'est écoulé de moi dans l'incontinence la plus totale. Il fallait ça, cette fougueuse inconscience pour que cette histoire besogneuse de vengeance extra-terrestre eut le droit de s'allonger sur la page. Mea culpa, je n'avais pas tout à fait vingt ans.
Je ne savais rien d'autre que ce que mon désir m'apprenait.
Je planais un moment dans le vent mystérieux soudain levé dans ma boite crânienne. Moi, j'avais écrit ça ? Une nuée d'êtres et de récits patientaient dans mes coulisses, alors...Cette béance créatrice n'attendant que mon bon vouloir me sidérait. A personne, je ne l'ai dit à personne, pas même à mon amie de l'époque. L'urgence qui m'avait emporté, je ne l'attendais pas. Je lisais juste, avant. Un bon lecteur, boulimique et solitaire. D'un coup, l'envie de raconter. J'ai fait vingt pages sans lâcher le stylo. Et je les ai rangées dans ce qui deviendrait bien des années plus tard un bloc à lettres jauni avec des feuilles couvertes au stylo bleu, d'une écriture encore plus heurtée que celle qui est la mienne aujourd'hui.
La vie commande. On croit la vivre, mais non, elle commande. Elle m'a enfoncé dans le travail. Pas vraiment jusqu'au fond. Rétif, par nature, à quoi que ce soit d'imposé par contrainte, j'ai traversé en douce le monde du travail, admirant les vocations, les êtres plein de leur activité comme une femme de son enfant. De loin en loin, je sortais de l'ombre et me rappelais qui j'étais. Vacances, trop brèves vacances. J'en profitais pour écrire.
89. Premier long texte. Cinquante pages en apnée. Comme la première fois, mais bien plus fort. Je me relis, j'ai peur et j'apprécie. Quelque chose de moi est présent. Je le reconnais sans bien le connaître tellement il est loin là-bas, au confluent du langage, de mon histoire et de l'histoire sociale de ce peuple qu'on balade d'ornières en ornières en agitant quelques valeurs et de la rhétorique en laiton.
Apprendre à désapprendre, voilà la suite. Ils ont commencé à s'inviter. Quelque chose de moi les attendait. Je parle naturellement de tous ces frères et sœurs de plume que j'ai lu, parfois des nuits entières. Dumas, Asimov, Herbert, Fowles, Verne, Garcia Marquez, Lautréamont, Spinrad, Poe...Ils se permettent de lorgner sur mon épaule et lâchent, bêtement satisfaits « Ça me ressemble, oui, indéniablement ». Je les ignore, je les chasse, ils reviennent. C'est à moi, et c'est à moi seul ce mot, ce livre. Vous avez eu largement votre part. Laissez-moi faire, laissez-moi écrire, laissez-moi vivre ma vie.
Le combat est rude. A peine un fantôme se résigne-t-il que j'en invite un autre dans ma bibliothèque. A vrai dire le combat est perpétuel. On apprend à fermer les portes, on renforce sa puissance créatrice à force d'écriture, de relectures et de ratures. Le temps de l'innocence se fait plus bref, mais on prend le tour de main. On a une langue a soi, ou presque. On est un artisan, un réel artisan. On abandonne le bâtisseur pour l'architecte. On a perdu les formes joufflues et tendres de la jeunesse. C'est une plume plus sophistiquée qui se pose sur la page.
Fini les bourrelets, alors, me souffle un enfant qui traîne dans le coin. Quelqu'un sait-il comment ne pas répondre à un enfant ?