Un an après "des fleurs à l'encre violette", le romancier vosgien Gilles Laporte nous propose de retrouver la famille Delhuis dans son nouveau livre "la clé aux âmes", qui vient de sortir en grand format aux Presses de la Cité. Nous les avions laissé à la fin de la première guerre, on va les retrouver au milieu des années 20 pour un récit qui englobera trente années, jusqu'au milieu des années 50... Autrement dit, les violentes oppositions qui agitent la société française, la montée des totalitarismes en Europe, la guerre et ses conséquences... Tout cela vu depuis les Vosges, et même depuis la Lorraine. Avec, une nouvelle fois chez cet auteur, une capacité à créer une empathie forte entre les personnages et les lecteurs, et à susciter de vives émotions...
Clément Delhuis n'a pas survécu aux dégâts que les gaz de combat avaient causé sur son organisme. Il laisse derrière lui son épouse, Mathilde et son jeune fils, Paul, né en 1918. Elle poursuit courageusement sa mission d'institutrice, à Mirecourt, pays de la lutherie, critiquée vertement parce qu'elle a des idées laïques et progressistes, ce qui ne plaît pas à tout le monde...
Mais, Mathilde déplaît aussi parce que cette jeune veuve fréquente deux hommes, ce qui suffit à déclencher les rumeurs... Il y a Paul Bazin, un luthier, justement, le meilleur ami de Clément, celui qui l'a initié à la franc-maçonnerie ; et puis, il y a Adrien, lui aussi enseignant, collègue de Mathilde, passionné d'aviation.
Pour chacun d'entre eux, Mathilde nourrit une amitié sincère et elle sait qu'elle devra sans doute un jour ou l'autre choisir celui avec qui elle refera sa vie, même si le seul homme de sa vie restera Clément... Un choix d'autant plus difficile que le petit Paul apprécie aussi bien Paul qu'Adrien, il faudra faire autant le choix du coeur que celui de la conscience...
Mais, la vraie menace qui pèse sur Mathilde n'est pas "la déesse aux cent bouches", comme le chantait Brassens pour évoquer la rumeur publique, mais quelqu'un de sa propre famille : son beau-frère, Victor Delhuis. Tout l'inverse de son frère, Clément, un ambitieux qui a placé son ascension sociale au coeur de toute sa vie.
Il a épousé Alix de Saint-Prancher, une aristocrate nancéienne, fait des affaires et se lance même en politique, dans le camp le plus conservateur qui soit. Désormais, l'homme n'a que mépris pour sa famille et son milieu d'origine et il est en guerre ouverte avec Mathilde au sujet de l'éducation de Paul... Et il ne va pas se gêner pour lui nuire, faisant jouer ses relations au rectorat pour la faire muter à Gemmelaincourt, en plein pays minier... L'éloignant de tous ses repères familiaux et sociaux.
Paul, justement, est un enfant ouvert et sérieux, élevé dans la mémoire de son père disparu. A sa manière, dans nombre de ses choix, carrière dans l'enseignement, entrée en maçonnerie mais aussi choix de répondre avec ferveur à la mobilisation générale en 1939 et volonté de se battre, comme son père 25 ans plus tôt...
Il y a aussi les parents de Clément, qui étaient au coeur du précédent roman, Aimé et Rose-Victoire. Ils vieillissent mais restent très présents dans la vie de Mathilde, qu'ils considèrent plus comme leur fille que leur belle-fille, et de Paul. Leur bienveillance et leur gentillesse, face à la méchanceté de Victor, permet de conserver le lien entre l'enfant et sa famille paternelle, d'adoucir sans l'effacer, l'absence...
Il y a aussi Jules Charnet, journaliste, proche de Paul Bazin et de feu Clément, qui sera l'un des premiers à tirer la sonnette d'alarme sur la montée du nazisme et la menace que l'Allemagne pouvait représenter pour la paix en Europe. Il ira d'ailleurs faire son métier de l'autre côté de la frontière. Son épouse, Jeanne, elle, fidèle amie de Mathilde, deviendra ce qu'on appelle une Garçonne, adoptant ce "look" si particulier...
Enfin, il y a Louise... Une jeune femme de l'âge du petit Paul. Fille d'un mineur de Gemmelaincourt, on la surnomme la Rouge, et pas seulement à cause de sa flamboyante chevelure. Mathilde la prend sous son aile, espérant l'aider à quitter son milieu modeste et en faire une femme qui saura décider ce qu'il y a de mieux pour elle, sans se soucier des carcans sociaux, moraux, familiaux...
J'ai fait le tour des principaux personnages que nous voyons évoluer dans ce roman historique engagé (les convictions politique affirmées de Gilles Laporte transparaissent à chaque page) et je ne vais pas trop en dire sur ce qui va leur arriver, car l'écrivain vosgien n'a jamais eu pour habitude de ménager les femmes et les hommes qu'ils nous présente. La vie n'est pas un long fleuve tranquille, alors, elle ne l'est pas non plus quand on la raconte sous forme de fiction.
Fidèle à ses habitudes, Gilles Laporte entremêle le destin de ces protagonistes avec les faits historiques qui émaillent aussi bien la vie locale que la politique nationale et internationale. Il y a le quotidien et tout le reste, qui emporte souvent dans son tourbillon, ces gens modestes qui ne cherchent qu'à vivre paisiblement...
L'Entre-deux-Guerres et cette troisième République, pendant laquelle les oppositions idéologiques s'exacerbent, jusqu'à la poussée de mouvement extrémistes, dans ces terribles années 30 où la société ne cessera de se déchirer, de voir ses composantes s'affronter et les errements politiques se multiplier jusqu'aux accords de Munich et la déclaration de guerre... L'éducation, qui est au coeur du livre, cristallise d'ailleurs parfaitement cette opposition, entre les tenants de l'école laïque issue de la loi de Jules Ferry, et ceux qui voudraient voir l'Eglise conserver sa primauté sur l'enseignement.
Et, si Mathilde est une femme aux idées solidement ancrées, prêtes à les défendre, elle n'est pas une pasionaria. C'est une femme sage, une enseignante qui préfère transmettre, former ses jeunes têtes blondes (ou moins blondes) à devenir des citoyens à part entière. Reste qu'elle doit faire avec cette violence verbale, pour ce qui concerne la Lorraine, cette mesquinerie aussi et avec l'intransigeance des deux camps...
La période est aussi fondamentale pour la situation des femmes. J'en ai dit déjà quelques mots en faisant le tour des personnages, mais je vais développer un peu. D'abord, parce qu'il n'y a pas de romans de Gilles Laporte sans personnages féminins forts. Notre romancier a beau être un inconditionnel de Victor Hugo, c'est plutôt vers Aragon que je le vois se tourner quand il écrit : "la femme est l'avenir de l'homme"...
Ensuite, parce que l'Entre-deux-Guerres, c'est la période de la lutte pour l'émancipation, pour le droit de vote, tout simplement pour avoir le droit à la parole. Engagé ne veut pas dire qu'on oublie d'être critique, et Gilles Laporte n'oublie pas de rappeler que les milieux progressistes en politique, restaient fermés aux femmes, tout comme la franc-maçonnerie... Entre les discours et les actes...
Mais, plus précisément, chaque personnage féminin, exception faite de Rose-Victoire, âgée, désormais, et qui a fait de son mieux en son temps, va, au cours de ces trois décennies, prendre son destin en main et rompre avec le déterminisme social imposé aux femmes. Mais elles vont le faire chacune à leur façon, en fonction de leur caractère, de leur position sociale, etc. Chacune y cherchant, y gagnant, même, peut-être, sa liberté.
Mathilde, je l'ai évoquée, va rester dans la droite ligne qu'elle s'est fixée, enseignant avant tout, parce que les générations futures décideront des changements, des évolutions... Mais ce travail discret est évidemment bien loin d'être inutile, toutes les Mathilde du pays faisant sans doute la même chose au même moment. Une goutte d'eau pour former des fleuves...
J'ai aussi parlé de Jeanne, la garçonne, ce qui choque, surtout dans cette région rurale des Vosges. Une femme aux cheveux courts, maquillée outrageusement, qui fume, portent des vêtements à la mode... Restée seule en Lorraine lorsque Jules est nommé en Allemagne, elle affiche ouvertement sa position de femme libre par cette adhésion à ce style de vie.
Alix aussi, et c'est peut-être le plus surprenant, va aussi se rebeller. Oh, c'est assez feutré, ce n'est pas une remise en cause de ses origines aristocratiques, un reniement de son nom de jeune fille... En revanche, c'est une rébellion franche contre son mari, les idées qu'il professe, les engagements qu'il fait en brandissant ce nom à particule qui n'est pourtant pas le sien... Bref, par rejet de l'arrivisme nauséabond de Victor, elle choisira de s'engager dans une vie bien différente de celle qu'elle a toujours connue... Et loin de la Lorraine...
Enfin, Louise... Ah... Difficile de vous parler d'elle, je ne veux pas trop en dire sur cette destinée précise... Pourtant, elle aussi va accepter de prendre des risques. D'abord, en suivant Mathilde, qui va la faire sortir de son cocon familial, auprès d'un père sans doute attachant, mais à la grande gueule et à la main parfois leste...
Ensuite, en prenant sa vie en main, se trouvant un travail à Epinal, la ville, vue de Gemmelaincourt, et y faisant son trou. Mais, des choix, et des plus difficiles, elle ne va ensuite cesser d'en faire, choisissant, malgré elle, des chemins tortueux... Je ne vous le cacherais pas, c'est le personnage qui m'a le plus touché, bouleversé dans ce roman. Il y a tant de courage et d'amour dans ce qu'elle fait... Elle sera la catalyseur de tant de violences aussi... Bref, je ne sais pas quoi vous dire de plus... Louise, tout simplement.
Je ne peux pas non plus finir ce billet sans évoquer la guerre. Elle est omniprésente dans ce diptyque : chaque génération de Delhuis l'a connue. Aimé, le grand-père, a connu la guerre de 1870 et la Lorraine coupée en deux, mais a aussi combattu au Tonkin, dont il est rentré changé ; Clément a été dans les tranchées et, comme je le rappelais d'emblée, est mort quelques années après la fin du conflit, les poumons détruits par les gaz ; Paul, lui, luttera contre les nazis, lors de la drôle de guerre, puis, avec ses camarades maçons et à son poste d'enseignant, dans une forme de résistance discrète mais réelle.
La guerre, elle est aussi dans le livre à travers les faits et l'on revit ces combats brefs et violents qui ont touché la cité des Images, Epinal, au début comme à la fin de la guerre, les fusillades, les bombardements, parfois alliés, les tirs, la libération... Epinal brûle-t-il, se dit-on même à un moment. Et, lorsqu'on connaît un peu cette ville, on imagine la fureur de ces batailles...
Dernier mot, il concerne le titre du roman, "la clé aux âmes". J'ai un peu joué avec les mots quand j'ai cherché un titre à ce billet. En trouvant cette phrase où l'âme et l'éducation voisinent, je me suis dit que cela collerait parfaitement. Mais j'ai triché, je le confesse. Un clé aux âmes, c'est en fait un instrument de lutherie, celui qui permet de placer l'âme, une petite pièce de bois, dans le violon, pièce sans laquelle il ne serait qu'un objet mort... Doté de son âme, l'instrument peut vibrer et laisser sortir sa musique envoûtante...
Evidemment, Gilles Laporte aussi joue avec les sens du mot "âme". Mais l'objet, cette clé aux âmes, dont tout bon luthier ne se sépare jamais tient un rôle particulier dans ce livre. Un rôle doublement décisif, au début, et dans la dernière partie de l'histoire... Quant à la clé des âmes humaines, chacun lui donnera forme selon ses convictions, qu'il soit croyant, franc-maçon ou athée...
Voici quelques années maintenant que je connais Gilles Laporte, entre salons, interviews et même quelques rencontres impromptues, voici quelques années aussi que je me plonge dans ses romans avec plaisir. Je sais que je serai ému, touché, joies et peines confondues, que je serai agacé parce que je ne suis pas toujours d'accord avec sa vision des choses, mais son humanisme me plaît, m'enrichit...
Et j'apprécie particulièrement sa capacité à raconter la petite histoire dans la grande, le destin de petites gens troublés par l'histoire, mais qui, parfois, influe sur elle aussi, à leur manière. Mais, "la clé aux âmes" est sans doute un roman particulier pour lui... Car je n'ai pas évoqué un dernier personnage, un petit Paul-Louis, né après la fin de la IIème Guerre Mondiale...
J'y ai vu, mais je peux me tromper, non pas Rome remplacer Sparte, ni Napoléon poindre sous Bonaparte, mais apparaître derrière ce petit bonhomme l'homme sage à la barbe fleurie que je connais aujourd'hui... Comment pourrais-je douter de cela ? Il suffit de citer les derniers mots du roman, la dernière phrase sortie du coeur de l'enfant, dans un contexte terrible, pour en être certain...
"Un jour, je serai écrivain !"