Cette phrase, je l'ai trouvée sur le site de l'ADOT, l'Association pour le Don d'Organes et de Tissus humains. C'est le témoignage de Marie, la mère de Joris, mort à 19 ans, et dont les organes ont été prélevés pour être greffés à d'autres personnes et leur permettre de soigner des pathologies graves. J'ai choisi ce témoignage pour deux raisons majeures : parce qu'il illustre parfaitement notre livre du jour et parce qu'il débute aussi par la mort d'un jeune homme de 19 ans... Dans "Réparer les vivants" (en grand format chez Verticales), Maylis de Kerangal observe et raconte le processus difficile mais désormais bien huilé qui s'enclenche lorsque se pose la question du don d'organes... Vous n'avez pas d'avis sur le sujet ? Vous n'avez pas exprimé de choix en la matière, ni rempli de carte de donneur ? Peut-être ce roman vous encouragera-t-il à le faire...
Un matin d'hiver, en Normandie. Trois jeunes hommes se sont donné rendez-vous à l'aube pour une sortie qui se veut pleine de sensations : aller surfer une mer aussi agitée que froide ! Si froide, que la séance ne dure pas, il faut vite aller se réchauffer, rentrer pour prendre une douche bouillante, la tête encore pleine d'images et de frissons...
Mais, sur la route du retour, fatigue, inattention, hasard... Le véhicule des trois garçons sort de la route. Simon, 19 ans, ne portait pas de ceinture. Il est violemment projeté contre le pare-brise du véhicule... A son arrivée à l'hôpital du Havre, il est déclaré en mort cérébrale. Disons les choses clairement : tout son corps et ses organes n'ont pas été détruit mais le cerveau, qui commande à tout le reste, est irrémédiablement hors service...
Le Dr Révol, anesthésiste, est de garde lorsque l'ambulance amène le corps de Simon à l'hôpital et il le prend en charge. Il sait déjà ce qui l'attend : le diagnostic, le verdict, affreux, si violent. Puis l'annonce aux parents, se faire le messager de la pire nouvelle qu'un père et une mère puissent entendre...
Les parents de Simon... Ils sont séparés mais ne vivent pas loin l'un de l'autre. La mère, c'est Marianne. C'est elle qui reçoit l'appel annonçant l'accident de Simon, son état grave... Sean, le père, originaire de Nouvelle-Zélande, qui a initié son fils au surf, n'est pas joignable dans l'immédiat, elle part seule à l'hôpital.
Sur place, Cordélia, l'infirmière, s'affaire auprès de Simon, placé sous respirateur artificiel. A tel point que le docteur Révol doit expliquer que ce corps qui a toute les apparences de la vie, encore, n'est qu'une illusion, que Simon, le Simon que Marianne a mis au monde, élevé, vu grandir, aimé, ne reviendra plus...
Affronter la douleur, terrible, crue, inconsolable, d'une femme et d'un homme (Sean a rejoint Marianne au chevet de Simon) qu'on vient de provoquer en quelques mots. Des mots choisis, prononcés avec douceur mais fermeté, pour qu'ils fassent leur chemin dans l'esprit du couple. Qu'ils acceptent l'inacceptable...
Révol a également lancé un processus particulier et pour cela, il a fait appel à Thomas Rémige. Infirmier en réanimation, il est d'astreinte ce jour-là. Thomas appartient à un réseau assez dense, environ trois-cents infirmiers et infirmières le composent en France, chargé de coordonner la question du don d'organes et de tissus.
Simon n'est pas encore officiellement décédé, mais il vit artificiellement. Ses organes, ses tissus, comme sa peau, ses cornées, sont en excellent état, Simon était jeune, sportif... A Thomas, maintenant, de suggérer à Marianne et Sean la possibilité de prélever ces organes afin de les greffer ensuite à des patients en attente...
Simon a-t-il évoqué la question ? Y était-il favorable ? Avait-il une carte de donneur ? Si ce n'est pas le cas, la décision revient à des parents qui doivent répondre rapidement alors qu'ils traversent le pire moment de leurs existences... A lui de se montrer convaincant mais délicat, de ne pas les brusquer, les braquer, de ne pas heurter leurs convictions personnelles, philosophiques ou religieuse... Tout mettre en oeuvre pour obtenir un consentement parental avant d'enclencher la course contre la montre qui permettra, à travers la mort d'un jeune homme, de sauver plusieurs vies...
Quel effroyable paradoxe ! Une vie contre une autre, plusieurs autres, même ! Et surmonter l'idée de voir un corps pillé, ouvert, vidé... On va sortir du corps de l'être aimé ses organes ! C'est terriblement violent, même si, lorsque la dépouille sera restituée à la famille pour les obsèques, il n'y paraîtra plus...
Et lorsque Thomas aura le consentement, c'est une mécanique parfaitement organisée qui se mettra en branle, afin d'acheminer les organes à bon port, vers des patients qu'on préviendra, appel si important, parfois longtemps attendu, soulagement et peur terrible, espoir et inquiétudes mêlés... Jusqu'à l'opération proprement dite, certes compliquée, délicate, mais qui constitue désormais un acte courant, pratiqué sans grand risque...
Il est bien précisé que différentes personnes bénéficieront des organes et des tissus de Simon. Mais, "Réparer les vivants" se focalise sur une patiente. Pas n'importe laquelle, Claire, en attente d'un greffe cardiaque... Oui, un foie, des poumons, des reins sont des organes importants, leur greffe sauvera ou, tout du moins, améliorera considérablement la vie des receveurs...
Mais le coeur possède une telle symbolique, longtemps considéré comme l'organe moteur, siège des sentiments, message clair à lui seul... Ne s'envoie-t-on pas, désormais, des coeurs par texto ou sur les réseaux sociaux ? Alors que je ne suis pas sûr qu'il existe un émoticône pour le cerveau... Ou peu utilisé, alors...
Et, à l'image de ce que Maylis de Kerangal avait déjà fait dans "Naissance d'un pont" (je précise que je n'ai lu d'elle que ces deux romans), le coeur de Simon devient alors le centre de l'histoire. Tout les personnages qui interviennent (et il y en a pas mal) le font en lien avec l'organe maintenu en vie jusqu'à ce qu'on le place dans la poitrine d'une autre.
Tout le roman bat au rythme de ce coeur, c'est haletant, entretenu par une écriture qui peut dérouter le lecteur, toute en longues phrases, très descriptives mais qui entretiennent le rythme et surtout, malgré un certain recul, qui n'est pas de la froideur, mais juste une manière très clinique (sans mauvais jeu de mots) de raconter les faits, transmettent des sentiments forts tout au long des 280 pages de "Réparer les vivants".
C'est dans la pièce de Tchekhov "Platonov" que Maylis de Kerangal a trouvé la réplique qui sert de titre à son roman. Ou plus exactement, une partie d'une réplique, un personnage répondant à un autre qui lui demande ce qu'ils vont faire qu'il faut "enterrer les morts et réparer les vivants"... On comprend bien ce titre, rapporté à la greffe elle-même, dont on suit la réalisation étape par étape...
Mais, j'y ai vu un autre sens, car les vivants sont aussi les survivants, la famille du donneur, surtout lorsqu'il est jeune, comme dans le roman, que la mort est inattendue, violente. Réparer ces vivants-là est aussi une des missions des médecins et infirmiers qui prennent en charge la famille. Bien sûr, ça a des airs de rustine, de cautère sur une jambe de bois, mais l'attention et le grand soin mis à cette prise en charge, s'il n'abolit pas la douleur, l'anesthésie un peu...
La douleur des parents est terrible. En lisant "Réparer les vivants", je revoyais les images d'un film qui m'a marqué, "la chambre du fils", de Nanni Moretti, où l'on assiste au drame d'une famille dont le fils meurt dans un accident de plongée... On se demande comment Marianne et Sean vont pouvoir se relever, on a envie de croire que le don, le fait de savoir que leur "oui" a sauvé des vies éteindra leur culpabilité, qu'ils seront eux aussi réparés...
Mais on est aussi, plus tard, avec Clair, ses questionnements, sa frustration de savoir que, toute sa vie, elle ignorera à qui elle doit d'être "réparée", de revivre le plus normalement possible. Une frustration dont je peux témoigner indirectement... Lors d'une émission avec une association de greffés, cette question a été abordé et l'émotion a débordé mon invité, la tristesse infinie de ne pas pouvoir dire un simple "merci" à celui, à ceux à qui il doit de vivre...
Et puis, il y a le corps médical. Je n'utilise pas l'expression par hasard. Oui, tout le processus depuis l'admission de Simon jusqu'à l'opération de Claire, tout cela fonctionne comme un corps. Chaque médecin, chaque infirmier a sa mission, exactement comme s'il était un des organes... Au milieu, celui qui alimente tout cela, c'est le coeur de Simon, qui joue parfaitement son rôle métaphorique de moteur, de simple pompe, oui, mais quelle pompe !
Il est important pour l'auteure de montrer que tout cela, c'est aussi le travail de ces hommes et de ces femmes qui ne sont pas médecins ou infirmières 24 heures sur 24, qu'ils ont une vie à côté, des passions, des centres d'intérêt. Que c'est même vital pour eux, pour leur équilibre, une soupape pour que la pression accumulée puisse d'échapper.
Car tous côtoient la mort autant que la vie. Il faut prendre en charge la douleur des familles, respecter des procédures très strictes, obtenir un consentement qui n'est que rarement acquis d'avance (même si, rappelons-le, la loi française stipule que, faute d'inscription au registre des refus, le consentement est présumé), lutter contre le temps car un organe hors de son organisme ne se conserve pas si longtemps et enfin, réparer les vivants, concrètement, installer l'organe dans son nouveau corps, où, si tout va bien, il reprendra sa fonction essentielle...
Alors, chaque membre de ce corps, lorsqu'il ne joue pas son rôle d'engrenage dans la mécanique complexe du don d'organes, a ses occupations, qui la recherche sur les psychotropes, qui le chant, qui un amant qui enflamme les sens, qui se passionne pour le foot, etc. Chacun compartimente sa vie pour que cette course ne devienne pas une envahissante obsession...
Eux aussi, à leur manière, ils se réparent pour rester vivants, se régénèrent en dehors des murs des hôpitaux, vivent et essayent de garder de la distance avec ce qu'ils font. On peut les trouver froids, peut-être un peu rudes, parfois, ou manquant d'empathie, je pense que ce sont des manières de ce protéger.
Lorsque Révol engueule Cordélia, l'infirmière, parce qu'elle a parlé à Simon devant ses parents à qui il essaye de faire comprendre que, non, leur fils ne se réveillera pas, ni maintenant, ni demain, ni dans 10 ans, ni jamais, ce n'est pas parce qu'il est insensible ou trop à cheval sur les protocoles, juste parce que, dans ce boulot, si on ne se blinde pas, on ne tient pas longtemps...
"Réparer les vivants" est un roman fort, plein d'humanité et de puissance narrative. On est aux côtés de chacun de ses personnages, on ressent leurs sentiments, leurs émotions au moment donné, la douleur, l'espoir, la culpabilité, l'impuissance, la frustration, l'inquiétude, l'adrénaline qui monte, quand un grain de sable menace de venir enrayer la mécanique... A chaque page, depuis la joie sincère de Simon et de ses potes au sortir de l'eau, le coeur battant la chamade et la peau frissonnant, jusqu'à la satisfaction du devoir accompli, le lecteur se glisse dans ces existences bouleversées et se met au diapason.
Je l'ai dit, il faut se faire à l'écriture de Maylis de Kerangal, elle en gênera peut-être certain, moi, je trouve qu'elle porte le récit, lui apporte un certain lyrisme. Elle fait de ce protocole médical une aventure humaine, tendue comme un arc, tenant en 24 heures à peine, sa jamais baisser de rythme, dans une course de relais maîtrisée mais jamais à l'abri de l'imprévu...
Un hommage à tous ceux qui travaillent à sauver des vies, à réparer les vivants, de manière extrême, à travers ces greffes, bien sûr, mais de toutes les autres façons, toutes ces femmes et tous ces hommes qui soignent, opèrent, réconfortent, traitent, lavent, accueillent, prennent en charge, examinent, auscultent, diagnostiquent, j'en passe et des tout aussi importants...
La mise en évidence de l'infime lueur d'espoir qui peut exister derrière un drame infini... Et aussi, par le biais de la fiction et de la narration romanesque, un moyen de faire de la pédagogie. Vous ne prendrez peut-être pas une décision à peine la dernière ligne lue, mais je suis certain que cela fera réfléchir bien des lecteurs, que certains rempliront des cartes de donneurs le lendemain, quelques jours plus tard ou même quand l'opportunité se présentera.
Que des discussions naîtront sur le sujet, que des souhaits seront émis, des consentements donnés, peut-être, je le souhaite, même, pour rien, juste au cas où... Certains se renseigneront plus avant, auprès des associations et peu à peu, l'information, le nerf de la guerre, se répandra... Même si, avouons-le, à la place de Marianne et Sean, prendre une décision doit juste être une sacrée gageure...
Bravo et merci à Maylis de Kerangal qui a su mettre sa voix et son style singuliers au service de cette cause, sans chichi, sans éclat, avec réalisme et recul. Pour nous donner le récit d'une histoire quotidienne, à notre époque, le récit d'un acte médical fascinant pour nous, profanes, impressionnant pour qui essaye de se mettre à la place des uns et des autres, mais qui dégage aussi une puissante force vitale.