SALLE 5 - VITRINE 6, CÔTÉ NORD : 11. DE L'INCOMPLÉTUDE À MÊME LE SOL (Seconde partie : une table d'offrandes)

Publié le 11 février 2014 par Rl1948

       "L'admiration est fondement de toute philosophie."

     Le mot "admiration", dans cette phrase de Montaigne, garde son sens ancien d'étonnement. Mais j'aime l'entendre en son sens moderne. Rien n'étonne comme la grandeur, comme le courage, comme le génie. C'est pourquoi Beethoven nous étonne, même quand il nous est familier. C'est pourquoi l'art nous étonne, en ses sommets. Parce qu'il touche à la grandeur de l'homme et à la petitesse de nos vies.

     Les deux sont inséparables : c'est ce qui donne envie de pleurer, quand on admire, et de vivre.

André COMTE-SPONVILLE

Le goût de vivre et cent autres propos

Paris, Albin Michel, 2010

p. 258

     Nous avons de conserve mardi dernier déploré, amis visiteurs, le peu de documentation - euphémisme de circonstance ! - définissant les quelques pièces exposées au bas du côté nord de la vitrine 6 de la salle 5 du Département des Antiquités égyptiennes du Musée du Louvre, notamment, tout à gauche, le poids à poisson (E 14394) et le présentoir à relief ondulé (E 16324) dont j'avais eu l'heur de trouver trace dans ma documentation personnelle.

     C'est dans le même état d'esprit que j'aborderai ce matin la troisième d'entre elles, la table d'offrandes, puisqu'elle ne dispose pas plus que les autres du cartel détaillé qui nous la situerait dans l'espace et le temps. 

     Sachant que les deux pièces qui la précédent sur le sol de la vitrine - et que j'évoquai à l'instant - proviennent, vous vous en souvenez, des fouilles que l'égyptologue français Bernard Bruyère mena dans le premier tiers du précédent XXème siècle à Deir el-Médineh, il me serait très aisé d'en déduire qu'elle fut aussi exhumée du même site.

     Un détail stylistique, toutefois, m'en empêche. J'y reviendrai dans quelques instants.   

     Destinés à recevoir la nourriture post mortem du propriétaire d'une tombe, ces monuments généralement disposés au pied de la stèle fausse-porte, étaient le plus souvent ornés de bas-reliefs figurant certains des éléments de l'offrande alimentaire, dont le pain, - vous en distinguez deux ronds, ici, à l'avant-plan ; ce qui motive sa présence de ce côté de vitrine -, mais aussi de morceaux de viande, de volaille, de fruits et de légumes, voire d'un vase ou d'un bassin pour les libations stylisés dans la pierre après avoir été réalisés originellement en divers matériaux. 

     Déjà au sein des tombes primitives, l'égyptologue Gaston Maspero nous l'a appris mais il est bon de le rappeler, pain et eau sur une simple natte de jonc ou de papyrus constituaient  à eux seuls,le repas quotidien pour la survie du défunt dans l'Au-delà.

     Avec le temps, l'évolution des moeurs et des croyances religieuses, ce "tapis" tressé, dont les Égyptiens se rendirent probablement très vite compte qu'il se détériorait, fut remplacé, aux premières dynasties, par un plateau rond, posé à même le sol - comme l'était précédemment la natte -, parfois sur pied, selon que l'on considérait que le mort se nourrirait assis ou debout. 

     Parce qu'il est probable qu'aux premiers temps de ce rituel, le repas funéraire s'accompagnait d'une aspersion lustrale ; parce que, d'autre part, le don de boisson prenait vraisemblablement l'aspect d'une libation dont on aspergeait les aliments, cette eau se déversait immanquablement de part et d'autre, avec force éclaboussures. 
  De sorte que vers la fin de l'Ancien Empire, à ce plateau circulaire, se substitua un bloc de pierre plus ou moins rectangulaire  - la table d'offrandes comme celle que vous avez devant vous - disposant d'un léger rebord pour contenir le liquide dans le champ creusé en légère dépression, et d'un appendice saillant de l'un des côtés de manière à en faciliter l'écoulement.

     Quelques variantes interviendront, certes, mais en règle générale, perdurera aux Moyen et Nouvel Empires, ainsi qu'aux époques suivantes, cette typologie de la table d'offrandes "traditionnelle", munie de son bec verseur parfaitement rectiligne, avec la rigole d'écoulement en son milieu.

     Très souvent, au centre de la composition figurait le large signe "htp" (hetep ou hotep, selon les égyptologues, signifiant être satisfait ) :

il s'agit du hiéroglyphe constitué d'une natte sur laquelle pose un pain, véritable métaphore de l'offrande. 

     Pour bien visualiser un monument de ce type, je vous invite à monter à l'étage supérieur, en salle 23 et d'y admirer celui de Senpou dans la vitrine 18.

(Louvre E 11573 - © C. Décamps)

     Vous y distinguez aisément dans la partie basse du champ central encadré de hiéroglyphes - qui se présentent à l'envers ici pour nous -, la natte de joncs tressés, vue en plan, censée supporter un pain, vu de face, flanqué de deux vases et eux-mêmes de deux autres pains, ronds cette fois.

     Parmi les variations auxquelles je viens de faire allusion, en plus de proposer différents types de denrées, le monument qui nous occupe ce matin, vous l'aurez remarqué,

en présente une autre d'importance : l'excroissance n'a plus rien de rectiligne.

     Vraisemblablement apparu dans le courant de la XVIIIème dynastie - le catalogue du Caire établi par Ahmed Kamal, référencé en note infrapaginale, donne notamment à voir, p. 70, celle, en granit rose, dédiée par Thoutmosis III à son père Amon -, ce détail stylistique, qui laissera néanmoins toujours la place belle aux déversoirs rectangulaires, s'imposera, si je m'en réfère aux fouilles de Bruyère, à Deir el-Médineh jusqu'à la XXème dynastie en étant, - particularité supplémentaire -, enserré dans un cintre de pierre.

    L'exposition consacrée aux Artistes de Pharaon auquel j'ai déjà fait allusion la semaine dernière proposait une table d'offrandes de ce type (Louvre E 13994) ayant appartenu à Imenemipet et son épouse Noubemtekh, à propos de laquelle, dans le catalogue, Madame G. Pierrat-Bonnefois indique qu'elle constituait le type le plus commun à Deir el-Médineh.

 

 (© JF Bradu)

     Avec ou sans cintre, la typologie de ce bec verseur fait évidemment référence au pain traditionnel, scindé en deux par le sillon d'écoulement de l'eau des libations, ici, non plus représenté dans le champ mais à l'extérieur du monument. 

     Évidemment ?

     C'est à tout le moins l'interprétation officielle, la plus généralement admise.

     Se pourrait-il qu'il en existe une autre ?

     Nous en discuterons, voulez-vous, à notre prochaine rencontre ...

  

     L'absence de cartel, je l'ai suffisamment souligné la semaine dernière déjà ainsi que dès l'entame de notre rendez-vous d'aujourd'hui, ne nous privera fort heureusement pas de quelques détails identitaires. En effet, incisés sur le pourtour surélevé de ce petit monument, des hiéroglyphes vont vous permettre d'en apprendre un peu plus sur son propriétaire.

     Ou, pour m'exprimer avec plus d'exactitude, sur ses propriétaires.

     C'est classiquement par la formule convenue que je vous ai plusieurs fois apprise à déchiffrer que commence, dans la partie supérieure, de part et d'autre de la petite rigole, le texte des deux inscriptions symétriques à prononcer pour que s'opère la magie des mots. 

     Vers la gauche, horizontalement puis dans la colonne verticale, vous lirez :Veuille le roi octroyer une offrande à Osiris qui préside aux Occidentaux, le dieu grand, aux fins qu'il accorde toute chose bonne et pure, des libations, du vin et du lait ... 

    Et vers la droite : Veuille le roi octroyer une offrande à Anubis qui préside au pavillon divin, de sorte qu'il permette de recevoir des offrandes pour le Ka ... 

     Sur le bord horizontal inférieur, la formule se termine en indiquant l'identité des bénéficiaires des souhaits émis :  

du coin gauche vers la droite, ... pour le Ka de la maîtresse de maison Tamit, justifiée, détentrice (de la fonction) d' imakh et, du coin droit vers la gauche,  ... du scribe des contours d'Amon, Mâya, justifié.

    

     Hasard des documents, Tamit, ici prénom de l'épouse de Mâya, que l'on traduit par "La Chatte", fut aussi celui, souvenez-vous, de l'animal préféré du prince Djehoutymès que nous avons tout dernièrement croisé en tant que meunier du dieu Ptah, au centre de l'étagère vitrée, à côté des pains vieux.

     Je gage toutefois que ce n'est pas eu égard à l'homonymie que les Conservateurs de la salle 5 associèrent l'ouchebti de Djehoutymès et cette table d'offrandes dépourvue de cartel explicatif ...

     Sauf à penser qu'elle constituerait une exception, ce n'est vraisemblablement pas non plus son origine commune avec les deux petits monuments exposés immédiatement avant elle puisque,  je vous l'ai indiqué ce matin, la saillie d'écoulement n'est nullement enchâssée dans un cintre de pierre comme celles de Deir el-Médineh que je connais.

     Considérons simplement qu'elle se trouve là, anonyme pour la majorité de ceux qui, d'aventure, se plairaient à l'observer, à la seule fin d'illustrer le concept égyptien de l'offrande que matérialise dans la pierre calcaire le signe hiéroglyphique du pain posé sur une natte.      

     Avant de prendre congé de vous, amis visiteurs, il m'est très agréable de grandement remercier mon collègue parisien Louvre-passion, pour sa photographie du côté nord de la vitrine 6 que j'ai "résumée" aux seuls monuments visibles dans sa partie inférieure ; SAS, - dont je souhaite la renaissance de l'inénarrable blog Louvreboîte qu'un temps elle a tenu -, qui eut l'extrême amabilité de m'adresser les gros plans qu'elle a réalisés de la table d'offrandes de Mâya et Tamit, à ma requête,dans l'urgence des derniers jours ; Jean-François Bradu, Professeur agrégé d'histoire-géographie au Collège Jeanne d'Arc d'Orléans qui m'a aimablement autorisé à exporter de son site la photographie qu'il fit au Louvre de la table d'offrandes d'Imenemipet et de Noubemkhet exceptionnellement sortie des réserves pour l'exposition Les artistes de Pharaon, en 2002, ainsi queMichel Dessoudeixauteur de plusieurs ouvrages à l'égyptologie consacrés, qui me fit l'amitié de vous offrir sa propre traduction des hiéroglyphes gravés sur tout le pourtour du présent monument, que la petitesse de certains d'entre eux s'accommodant mal de mes mauvais yeux m'empêchait de distinguer véritablement. 

BIBLIOGRAPHIE

KAMAL  Ahmed Bey

1909, Tables d'offrandes I, dans Le Caire, Catalogue général des antiquités égyptiennes du Musée du Caire, I.F.A.O. - Préface, pp. I à IV. (Ouvrage librement téléchargeable sur ce site)

KUENTZ  Charles

1981, Bassins et tables d'offrandes, Le Caire, Bulletin du Centenaire, supplément au B.I.F.A.O. 81, pp. 243, sqq. (Article librement téléchargeable sur le site de l'I.F.A.O.)

MASPERO  Gaston

1897, La table d'offrandes des tombeaux égyptiens, dans Revue de l'histoire des religions 35, pp. 275-330.

(Repris dans Études de mythologie, d'archéologie et d'épigraphie égyptiennes, Tome 6, pp. 321-405 ; article librement téléchargeable à partir du site de l'Université de Heidelberg.)