La vie bon train est fait de textes en prose d’une longueur à peu près équivalente, qui évoquent des moments de la vie d’une gare, ou de ce qui s’y passe, souvent même de ceux qui y passent. L’ensemble est divisé en quatre parties, chacune close d’un poème en vers au-dessous duquel, comme on le voyait dans ses précédents livres en vers, est placé une manière de titre ; dans La vie bon train, ces quatre poèmes évoquent les quatre saisons. Cet ensemble descriptif s’inscrit donc à l’intérieur d’une temporalité qui est également exprimée dans certains textes : ainsi, l’auteur se joue des annonces qui manient les catégories du temps : « le train partira (voie treize) puis va partir (…) ; il dessert (une théorie de lieux inconnus), puis va entrer en gare (…) ou bien aura un retard » : logique qui confine à l’absurde. Ailleurs, c’est la notion de l’attente qui fait l’objet d’une sorte de pessimisme amusé : « rappeler que tout part en fumée, et que du temps passé à attendre (…) [il] ne restera rien » ; « Cent pas prudents, majestueux ou précipités – mais tous perdus ». De l’usage de l’Ecclésiaste dans les gares.
Qu’il s’agisse de personnages, des lieux ou des objets, la sensibilité d’Etienne Faure s’attache au moindre, au détail, à ce qui peuple la vie sans qu'on s'en rende compte ; le livre devient une sorte de kaléidoscope de la gare dans la mesure où l’auteur varie un point de vue plutôt qu’il ne donne l'impression de les multiplier. Son regard capte tout ce qui peut témoigner de la vie d’une gare, carrefour métonymique de l’humanité. Car à travers la diversité de ces personnages anonymes, de ces objets ou de ces situations, c'est bien une image de la vie qui nous est proposée, la vie tout court. La gare est un lieu de passage, comme la vie, un nœud qui rassemble l'habituel et le banal, à la proportion de ces événements modestes qui deviennent immenses dès lors qu'ils sont rapportés à l'échelle d'une vie particulière : séparation, retrouvailles, attentes, inquiétudes, par exemple, puisque l’on trouve tout cela à travers les textes, avec un regard qui, même teinté d’ironie, reste bienveillant, à l’image d’une écriture soignée, attentive, dans sa syntaxe comme dans l’emploi des figures de style : pas d’ostentation, pas de bavardage : une écriture qui se veut discrète, au sens étymologique, c’est-à-dire capable de discerner.
Il y a donc dans ces textes plus encore que dans les précédents livres d’Etienne Faure une sorte de légèreté grave, légèreté faite de ces petits riens d'apparence, graves parce qu'ils s'augmentent d'une dimension tragique, voire épique, ou comique, qui fabrique cette image de la vie, de la vie telle qu'elle est. Possible que cette équivalence de la longueur des textes accroisse cette équivalence apparente de ces riens qui font la vie ; car de fait, le narrateur, en tant qu'observateur, demeure présent, mais sans se montrer : cette gare n'est pas le port de Baudelaire, elle n'est pas un principe d'évasion non plus qu'elle n'en représente le désir. Elle est un théâtre de la réalité.
S’il ne s’y montre pas, on ne peut pas dire que l’auteur /narrateur soit absent ; bien sûr, il est révélé par l’objet des descriptions et des mini-récits, mais à certains endroits, on le sent davantage présent, notamment dans les quatre poèmes en vers qui closent les quatre parties et dont la dimension personnelle et lyrique tranche avec les textes en prose : le « on » devient un « je » à peine déguisé, contrairement à celui de la prose, car il se réfère à des anecdotes de l’enfance. Ces poèmes établissent un cycle, qui s’achève avec la seule saison clairement désignée « voici l’hiver » ; à la suite de la mort qui traverse les pages précédentes, ce dernier poème, sombre, s'achève entre mélancolie et fatalité : « La nuit quand le train va si vite / qu’on ne voit rien, / rouler perd tout son sens / – il n’est plus sûr qu’une gare attende ». Cette gravité sans recours de la fin étonne si on la rapporte à la légèreté ou à l’ironie douce dont j’ai parlé plus haut. Reste l’image du vide, de la détresse et d’une solitude irrémédiable dans laquelle le trajet lui-même se perd. Il n’est plus alors question de gare, même « sans issue ».
[Ludovic Degroote]
Etienne Faure,La vie bon train, Champ Vallon, 2013