Dans le cadre des commémorations du centenaire de la guerre de 1914, se multiplient hommages, expositions, documentaires télévisés et publications éditoriales. Si beaucoup insistent avec raison sur le cheminement qui fit s’achever l’insouciante Belle Epoque en boucherie, ou consacrent d’utiles développements à l’enfer que cette guerre de position réservait aux Poilus, d’autres ouvrages choisissent d’aborder le sujet sous un angle plus original, voire inattendu. Tel est le cas du bel essai de Florence de Mèredieu, Antonin Artaud dans la guerre (Blusson, 360 pages, 26 €), qui explore la personnalité et l’œuvre du poète au prisme des deux grands conflits du XXe siècle dont il fut le témoin.
Réformé à plusieurs reprises pour « troubles nerveux », réels et peut-être volontairement accentués, Artaud ne connut probablement jamais les horreurs du front et des tranchées, contrairement à d’autres artistes, comme Guillaume Apollinaire, André Masson, ou Louis-Ferdinand Céline. Ce qui ne signifie pas qu’il échappa au traumatisme, comme le souligne l’auteure : « La première guerre mondiale fut pour Antonin Artaud une expérience fondatrice et comme un gigantesque laboratoire, l’apprentissage par désorganisation de ces réseaux complexes, cette anatomie lézardée qui sont le propre de l’être humain. D’où un ensemble d’images, de gestes, d’affects dont l’impact se fera ensuite sentir toute sa vie durant. » Cette guerre, il la vécut autrement et après l’Armistice, d’abord au cinéma où il campa des combattants (Verdun, Visions d’histoire en 1928, Les Croix de bois en 1932), ensuite intérieurement, dans cette étrange lutte totale contre lui-même.
Artaud ne connut pas non plus l’expérience du feu durant la Seconde guerre mondiale, puisqu’il fut interné dès 1937 ; il n’en souffrit pas moins de privations, notamment à Ville-Evrard, et dut probablement sa survie à Robert Desnos qui obtint de son ami Gaston Ferdière de l’admettre à l’asile de Rodez qu’il dirigeait. Mais, là encore, le poète mena sa guerre , contre son propre personnage aux multiples facettes, contre l’institution psychiatrique, contre le monde. Avec le langage comme arme de destruction massive, les nombreux cahiers qu’il couvrait à l'époque sans relâche de textes et de dessins l’attestent.
Comme à son habitude, Florence de Mèredieu traite les questions relatives à Antonin Artaud de manière très documentée, mais cet essai offre au lecteur un intérêt supplémentaire. A travers une analyse fine de l’influence qu’exercèrent les deux conflits mondiaux sur cet artiste complexe, elle propose en effet une approche contextuelle qui dépasse largement cette dimension pour aborder tout un pan de l’histoire de la scène artistique et de la psychiatrie du XXe siècle - sans faire l’impasse sur les (mauvais) traitements, très douloureux et inefficaces, désignés sous le nom de « torpillage », que les psychiatres militaires firent subir aux traumatisés de guerre toujours soupçonnés de simulation. L’auteure développe encore une mise en regard biographique et littéraire d’Artaud et de Céline, inédite et tout à fait passionnante. Sa conclusion, consacrée au Pouvoir et à l’utilisation coercitive de la psychiatrie dont il se réserve l’exclusivité pour lutter contre les comportements qu’il juge déviants invite en outre à une réflexion aussi historique que contemporaine.