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Démonologie

Publié le 13 mai 2008 par François Monti

La France doit la découverte de Gilbert Sorrentino à l’obstination de son traducteur, Bernard Hoeppfner. Contrairement à d’autres auteurs américains de sa génération et de son talent qui avaient déjà eu la chance - - mais bien souvent sans rencontrer le succès - - d’être traduits en français, Sorrentino a dû attendre soixante-quatre ans et treize romans pour arriver dans nos librairies en 1991, aux Belles-lettres[1]. Il faudra cinq ans de plus pour un retour en grâce temporaire avec « Red le démon » chez Bourgois. A part une autre traduction en 1999 chez l’excellente mais discrète maison Cent pages, ce n’est que dix ans plus tard que Sorrentino revient au premier plan, chez Actes Sud cette fois-ci, avec l’aide de DeLillo. On croyait la machine lancée. Las !, deux mois après la parution de « Petit casino », son auteur disparaissait. Mais Hoepffner ne rend pas les armes et, entre deux éditeurs, continue à prévoir la publication d’un des corpus les plus importants de la littérature expérimentale US du siècle passé.

« Grandma smiles her malevolent smile displaying both her gold tooth and her brownish-black tooth. She wonders, again, if someone might go down to the cellar storage bin and get her something.
She wants something.
Perhaps a hot-water bottle.
An ice bag. A moth-eaten blanket. A chipped egg cup. Something personal, some treasure, something to bring back memories of her innocent childhood, her winsome first days as a new bride. God knows, they didn’t last long.
At the thought of the hot-water bottle, the ice bag, Red brightens internally, secretly, for such need may possibly signal pain somewhere in Grandma’s body. He takes care to show nothing in his flat, brutal face. Pain that might foreshadow, perhaps, death itself, although Red does not even think this word. »

Ainsi commence « Red the fiend », odyssée brutale et cruelle dans une maison dominée par la figure tyrannique de grand-mère. Grand-père, dominé, ne dit rien. Mère, sans travail, divorcée d’un mari alcoolique, ne peut rien dire puisqu’elle vit ici, elle et son bon à rien de fils, de la charité de ses parents. Red subit les colères d’une grand-mère frustrée par une vie médiocre ainsi que les coups de ses condisciples. C’est comme ça que va naître un monstre, un démon.

On a dit que Grandma était une des personnages les plus détestables et les plus maléfiques de la littérature américaine. C’est sans aucun doute vrai. Sorrentino rassemble en elle tous les clichés et les préjugés des plus intolérants des irlando-américains – dont la haine incroyable contre l’autre (Italien, Allemand, Juif…) est une des caractéristiques les plus violentes – auxquels il ajoute une attitude superstitieuse particulièrement étrange et personnelle. Cette véritable haine intérieure ressort à la fois sous la forme d’insultes et d’imprécations odieuses mais aussi d’ahurissants passages à l’acte physique. Mémé est une sadique à la recherche du moindre prétexte pour rosser Red ou pour l’empoisonner de plats douteux et d’aliments pourris. Red, devant ce torrent d’agression de toutes formes et cette carence d’émotions autres que la peur, le dégout et la douleur, développe petit à petit une attitude de confrontation avec grandma dans laquelle il trouve une certaine forme de jouissance et, à l’extérieur, se met lentement à dériver vers ce qui ne pourra qu’aboutir à une sorte de bête asociale, prête à tout pour combler ses désirs du moment.

On l’aura compris, c’est un livre dur, violent et sombre. Et ça n’arrête pas. Jusqu’à la fin, qui laisse d’ailleurs entrevoir un après d’une violence encore plus grande, le bombardement est continu. Paradoxalement, c’est sans doute dans cette noirceur sans espoir que Toby Olson aura trouvé un aspect comique : il est vrai que l’espèce de jubilation évidente ressentie par grandma lorsqu’elle planifie ses pires coups ou les aspects définitivement pervers des contre-plans progressivement mis-en-place par Red poussent le lecteur tellement loin de ce qu’il considère normal qu’il ne peut s’empêcher de ricaner, si ce n’est de franchement rire. C’est d’ailleurs cette exagération dans l’horreur qui signale clairement que « Red the fiend », contrairement aux apparences, n’est pas un livre réaliste – ce qui aurait surpris de la part de Sorrentino. Au-delà de leur méchanceté et de leur brutalité, il n’y a, ni chez grandma, ni chez Red, d’autre émotion. Ils ne sont que ça. Ils sont, en quelques sortes, des clichés sur patte poussés à leur extrémité. Et le talent de Sorrentino, génial explorateur du cliché, c’est de parvenir à faire sortir de ce « too much » vérité et compassion, de faire sentir instantanément au lecteur le côté humain du livre.

Ce livre pourrait être impossible à lire – la méchanceté pure réussit rarement aux lecteurs – s’il n’y avait, bien sûr, le miracle de l’écriture de Sorrentino. Comme toujours, il travaille énormément sur des schémas répétitifs – tels que des séquences insensées de questions / réponses ou les innombrables et extrêmement réussies listes – ainsi que sur les procédés littéraires, dont le livre prend par moment l’aspect d’encyclopédie illustrée et jouissive.On le sent dès le premier paragraphe : il y a un rythme fabuleux qui nous projette sur une vague de phrases précises mais presque lyriques dont aucune ne semble ne pas avoir ou ne pas être à sa place. Et la phrase sorrentinienne est une bizarrerie : contrairement à celle d’un Selby, dont la thématique de « Red the fiend » est proche, qui se laisse trop souvent aller à une rudesse simple qui ferait écho à la brutalité du contenu, Sorrentino arrive non seulement à tirer profit de cette brutalité mais aussi à intégrer les motifs de la vulgaire langue verbale des personnages ainsi que son rythme à une composition littéraire cristalline, superbe, belle malgré la laideur de l’environnement, mais qui pourtant ne parait jamais trop jolie pour ce qu’elle représente. Dans « Red the fiend », chaque passage est épiphanie stylistique, peut se lire à voir haute et, à l’enregistrement, se transformer en une musique pour laquelle il ne faudra pas parler de couleur mais bien d’odeur, d’une étrange odeur de sueur qui aurait le même effet que la plus belle des eaux de Cologne.

Si on peut comprendre que l’énorme « Salmigondis / Mulligan Stew » n’est pas de ces romans qui décrochent la timbale, qu’elle soit publique ou même critique – lors de sa publication française l’an passé, on notait une certain embarras dans les rédactions, ne sachant trop comment en parler --, on se pose quand même plus de questions quant à « Red le démon ». Lors de sa sortie américaine en 1995, d’aucun prétendirent qu’il s’agissait du plus lisible des romans de Sorrentino et, si ce n’était le fait que de considérer les autres romans comme illisibles n’est pas juste, on serait tenté d’être d’accord. Pourtant, il semblerait que le livre fut un échec commercial puisque Bourgois ne publia pas d’autres traductions et a abandonné les droits sur ce texte qui sera republié en 2009 par Cent pages. On espère que ce sera l’occasion pour ce superbe roman d’enfin rencontrer son public.

Gilbert Sorrentino, Red the Fiend, Dalkey Archive, $12.95


[1]trad. P.Mikriammos, la seule à ne pas être d’Hoepffner


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