Benoit Sokal, l’auteur de Canardo, L’Amerzone (pour ne citer qu’eux) revient sur sa dernière série : « Kraa » et ses deux amours : la BD et le jeux vidéo.
Réalisée sur le festival d’Angoulême 2014,
Par Jacques Viel, pour le site www.unamourdebd.fr
Share
J.V. Kraa, c’était une façon de revenir aux sources, après le jeu vidéo ?
Sokal Oui ! Je n’ai jamais eu l’impression de faire un métier différent, mais le « modus operandi » du métier n’est pas le même. Donc, à un moment donné, j’avais envie de retravailler seul, sans avoir à déléguer une partie de mes options, de mes gouts, à toute une équipe autour de moi.
C’est le chemin inverse que j’avais fais 15 ans plus tôt, où j’étais dégoutté de travailler tout seul. J’avais envie de voir du monde, de partager. C’est une espèce d’aller/retour. J’ai eu envie de refaire ce travail solitaire ou je dominais toute la production.
J.V. J’ai senti le « souffle de jack London« . C’est une référence forte ?
Sokal C’est à dire que je pense que c’est le souffle de la littérature américaine en général. On est pas influencé par un seul auteur. Ca commence par Jack London, ça se poursuit par Hemingway, Jim Harrison, cet ensemble d’écrivains avec ce gout pour la nature, les grands espaces, une certaine retenue dans les sentiments.
L’émotion nait plutôt de l’action d’un personnage. C’est trivial la manière dont je distingue la littérature américaine de la littérature française. Les français, expliquent pourquoi ils souffrent; les américains agissent. C’est pourquoi Kraa a ce ton parfois un peu brut.
J.V. Au centre, il y a le chamanisme. C’est un sujet qui t’a inspiré ?
Sokal C’est une chose qui s’est imposé au fur et à mesure que j’élaborais l’histoire. Au départ, je ne voulais absolument pas en parler. J’étais méfiant de tout ce qui touchait au chamanisme. Je suis issu d’une famille très scientifique. Je me suis toujours méfié de ces courants new-age, des gens qui embrassaient les arbres, des choses comme ça.
Je me suis imaginé qu’il y avait un fond de vérité, mais j’y allais sur la pointe des pieds. J’ai lu tout ce qui pouvait en parler. J’ai lu en jetant. Il y avait énormément de fantasmes qui mélangeaient tout. La vie des indiens, les expériences de drogues. Il n’y a que 1 ou 2 auteurs, dont Corine Sombrun qui a fait la postface qui m’ont paru avoir une démarche intelligente, rationnelle. Elle a rencontré un phénomène chamanisme par hasard, en faisant un reportage en Mongolie, pour la BBC. Elle s’est initiée, en gardant à l’esprit de se demander ce qui se passait ? Jamais, elle n’est tombé dans un fantasme.
Cela m’a conforté dans l’idée que c’était une pratique qu’on a perdu. C’est l’idée que si on revient aux sources, on peut comprendre toutes les possibilités de cette « religion », cette manière de vivre, de voir les choses, tout simplement.
J.V. As-tu ce besoin de réalisme sur le reste (la ville qui se construit par exemple) ?
Sokal Sur tout ! Depuis que j’ai commencé à raconter des histoires, il y a toujours une religion du fantastique dans sa définition première. C’est à dire un glissement subtil de la réalité qui provoque l’inquiétude. Quand je lisais des livres sur le sujet, on distinguait bien les deux. Le fantastique part du tangible. C’est la déviation de cette réalité qui inquiète et qui nous passionne. Donc je me renseigne beaucoup sur la réalité.
Si un gros monstre se balade dans le chapiteau d’Angoulême. Personne ne sera inquiet car il s’agit d’un festival de BD. Jusqu’au jour ou le gros monstre est un véritable lion et mange un festivalier. Par contre si tu rentres chez toi et ce que tu as laissé le matin a bougé, si ta tasse de café à moitié pleine a été lavée, ton imagination commence à travailler. Qui est venu ? Qu’est ce qui s’est passé ? Un millimètre peut tout autant te faire fantasmer qu’un fauve dans le festival.
L’inquiétude est plus forte que la peur. C’est mon créneau.
J.V. Je suis très impressionné par les paysages. Il y a une beauté qui s’oppose au reste. Tu as un plaisir particulier à dessiner cette nature ?
Sokal C’est quelque chose qui me vient du jeu vidéo, que j’ai beaucoup pratiqué. Je pense que l’ambiance est une part non négligeable du charme d’une BD. Dans le jeu vidéo, on cherche l’immersion, parce qu’on est dans le tableau. Je recherche la même chose en créant une BD. Il faut que le lecteur saute à pieds joints dans les images. C’est moins facile avec le jeu vidéo, car la technologie est moins suggestive, mais je souhaite ça. On doit baigner dans une ambiance et tout doit y participer. C’est mon option !
J.V. Ce n’est pas un peu frustrant avec la BD ?
Sokal Dans le jeu vidéo, on part d’une technologie beaucoup plus forte. On obtient les mêmes effets qu’avec des effets spéciaux des « block busters » américains. La BD souffre un peu de cet écart. Mais on s’adresse à des gens qui vont aux cinéma, qui jouent aux jeux vidéos. Ce n’est pas un dessin « écriture », mais un dessin « ambiance ».
J.V. C’est un dessin que tu rapprocherais du cinéma ?
Sokal Ca m’influence, c’est certain. De fait le découpage est assez proche d’un storyboard de cinéma.
J.V. Ton découpage est soit très vertical, soit très panoramique. Ce sont des options que ne permettent pas le jeu vidéo.
Sokal Tu sais qu’il y avait un jeu vidéo dans les années 90 qui exploitaient cela (Opération Teddy bear) ? Il était découpé en cases verticales. Tout les gens qui font du jeu vidéo aujourd’hui feraient bien de le regarder. On peut tout se permettre dans un jeu vidéo.
J.V. Dans Kraa, Il y a une opposition forte « nature » contre « humanité ». il n’y a pas d’autres alternatives ?
Sokal Je ne le vis pas comme ça. J’ai l’impression que la nature et l’humain, c’est la même chose. C’est la sophistication des rapports qui nous distingue. je ne fais pas de différence manichéenne en disant que la nature est bonne et l’humain est mauvais.
J.V. Il n’y a pas de jugement de valeur ? Tu la montres cruelle.
Sokal La nature est extrêmement cruelle. La nature me fascine, par le coté mystérieux, effrayant..
Je ne trouve pas un lion particulièrement sympathique. Un loup pareil. C’est une machine qui ne pense qu’à me bouffer vivant. Ils sont capables d’horreurs pires qu’un S.S. pendant la guerre. Que les gens trouvent ça « mignons », je veux bien mais ce n’est pas ma tasse de thé.
L’idée dans Kraa, c’était de trouver la grâce dans tout ça. Comment l’empathie, l’affection, l’amour peuvent trouver une place dans cette jungle terrible qui a des prolongements jusque dans la civilisation ?
J.V. J’ai l’impression que la nature est vainqueur…
Sokal A la fin du Tome 3, il meurt…
J.V. Oui, mais la vengeance a été consommée. C’est une façon de vaincre.
Sokal On fait partie de la nature. Un building de New-York fait autant partie de la nature q’une termitière. Rien de ce qui est humain n’est étranger à la nature. Le plastique, c’est du pétrole. Le pétrole c’est des animaux fossilisés. On fait partie de cette « affaire ».
Simplement, ce qu’on peut regretter c’est un parais perdu. La nature nous émeut. Quant on se trouve dans un endroit vierge de toute intervention humaine, le premier réflexe de humains est de pleurer. Je pense qu’il y a cette idée de paradis perdu, de l’enfance. A un moment donné, on était proche de ça.
Les préoccupations écologiques ne sont pas le sujet de Kraa.
J.V. Toute la trilogie est baignée dans le drame, aucune ironie, ni comédie. Pourquoi ?
Sokal J’aurais peut-être du… Si il y avait une critique un peu raffiné sur Kraa, ça serait le point d’entrée.
J.V. Il n’y a aucune bulle d’oxygène.
Sokal C’est possible.. Ca aurait été un peu technique. Il y aurait eu moyen avec un personnage source d’humour.
J.V. Au début, il était question que Kraa se déroule en deux tomes.
Sokal Je l’ai abordé un peu à l’ancienne, sans savoir combien de tomes cela me prendrait ? A la fin du premier tome, j’ai écris la suite. Je me suis aperçu que j’étais parti pour 2 + 1/2. tant qu’à faire 2 + 1/2, autant partir sur 3 tomes. C’est une histoire de découpage. Aujourd’hui, on a tendance à planifier les choses.
J.V. Pour finir, si tu t’identifiais à un personnage ?
Sokal Je pense que le plus humain, c’est la fille .. et peut-être le chasseur. Ce sont les 2 personnages avec lesquels je peux avoir plus d’empathie.
J.V. Ce n’est pas Kraa ou l’indien ?
Sokal Non, je me balade un peu entre les deux. J’hésite un peu entre la détermination de l’aigle qui me séduit, car elle est sans malice, sans calculs. Pour moi, l’aigle, c’est la vraie représentation de la nature. Mais je ne peux pas m’identifier. La jeune fille hésite entre pleins de sentiments différents. L’amour, le dégout. Elle essaie de sentir tout les aspects de l’histoire.
J.V. Merci Benoit.