Il est des mythes qui traversent les siècles et continuent à fasciner bien après les faits qui l'ont engendré. C'est le cas de la Bête du Gévaudan... Régulièrement, la littérature ou le cinéma s'empare de ce mythe pour le renouveler, en proposer des visions nouvelles, soit ouvertement et complètement fictives, soit cherchant à comprendre ce qui a pu arriver dans ce coin perdu de France pour émouvoir jusqu'à la cour de Versailles... A son tour, Catherine Hermary-Vieille s'attaque à ce sujet si particulier. Mais, dans "la Bête", court roman publié chez Albin Michel, ce n'est pas seulement le mythe qu'elle explore, mais elle nous présente un destin placé sous le signe d'une liberté qui s'affranchit de tout, même des tabous d'une société...
Les Chastel vivent en Gévaudan, la région que nous connaissons aujourd'hui comme étant la Lozère. Un pays rude, isolé, sauvage, où l'on est au contact permanent d'une nature difficile. Jean Chastel, le père, est un guérisseur connu et reconnu dans la région, il connaît parfaitement les plantes et leurs propriétés et soigne tout le monde, riche ou pauvre, avec efficacité, quand la médecine du XVIIIème siècle, malgré les Lumières, peine à guérir...
Chastel est veuf et s'occupe avec grand soin de ses deux fils, Pierre et Antoine, à qui il a appris à lire et écrire à une époque où ces apprentissages sont rarement dispensés dans la région. Il est fier de ses deux fils, mais si Pierre semble vouloir mener une vie de paysan classique, Antoine se montre plus rétif à l'enseignement paternel...
De plus en plus souvent, il s'en va dans la forêt, vit au rythme de la nature, en symbiose avec elle, et refuse l'apprentissage que lui propose son père qui espérait en faire son successeur. Il faut dire que Antoine a un rêve secret : quitter le Gévaudan et marcher plein sud, vers cette mer dont on lui a parlé. Il voudrait voir de ses yeux cette étendue d'eau, ce paysage si différent de ses forêts escarpées.
Alors, dès qu'il le peut, il quitte les siens et prend la route, vers Marseille... Commence un périple qui emmènera le jeune homme, émerveillé, au-delà des mers... Mais l'émerveillement va vite céder la place au malheur... Son voyage (et je ne vous raconte pas tout, évidemment...) va mal tourner et ce n'est que quelques années après qu'il va pouvoir retrouver le sol natal...
Mais le Chastel revenu d'Orient n'est plus le même que celui qui était parti. En tout cas, ses penchants sauvages ont été réveillés et amplifiés par ses expériences outre-mer. Et son père a même du mal à reconnaître son fils, dont il a pourtant longtemps attendu le retour... Et, pour bien marquer ce changement, Antoine décide même de ne pas reprendre sa place dans la masure familiale mais d'aller vivre dans la forêt...
C'est alors que se déclenche la série de morts violentes qui va donner naissance à la légende de la Bête du Gévaudan...
"La Bête" n'est pas à proprement parler un thriller, vous aurez donc compris que Antoine a un rôle dans cette affaire. Le rôle principal, même. Mais, j'ai choisi d'occulter volontairement certains aspects de l'histoire, ce qui s'est déroulé lors de son périple en Méditerranée et les conditions de son retour. Cela constitue la première partie d'un roman qui est à la fois court (150 pages environ) et dense.
La seconde partie du livre, c'est donc le récit des événements eux-mêmes, des battues, des chasses pour retrouver celui, homme ou animal, qui fait de tels ravages, s'en prenant aux vachères, aux bergers, aux enfants, s'approchant même de plus en plus de certaines maisons, provoquant ce qu'on appelle pas encore une psychose collective, mais une immense panique...
Catherine Hermary-Vieille revient sur les sauveurs appelés à la rescousse, militaires, chasseurs émérites, originaires de la région ou envoyés par Versailles, où l'affaire fait grand bruit... Rien n'y fait, la Bête, comme on l'appelle, puisqu'il ne peut s'agir que d'un animal à la férocité extraordinaire, déjoue les pièges, ridiculisant un par un les adversaires qu'on lui présente...
Combien de victimes faudra-t-il pour assouvir la soif de sang de la Bête ? Ou bien qui saura mettre fin, et définitivement à ses agissements ?
Je n'en dis pas plus sur l'histoire, mais je vais essayer de vous parler de ce livre dans son ensemble, car il m'a vraiment chamboulé, au point de le dévorer, si j'ose dire, vu le sujet, en une après-midi. D'abord, parce que le mythe de la Bête du Gévaudan me parle, que les mystères qui l'entourent sont évidemment propice à faire fonctionner l'imaginaire et à créer des contes capables de faire frissonner le lecteur que je suis.
Ensuite, parce qu'il faut bien se rendre compte, et c'est au début du roman que Catherine Hermary-Vieille nous l'explique parfaitement, qu'on est dans un contexte très particulier, géographiquement, sociologiquement et historiquement. C'est le règne de Louis XV, dans une région éloignée du Royaume, un peu oubliée, pauvre et soumises aux aléas d'une météo capricieuse, avec de longs hivers en particulier.
La population y est modeste, vit chichement, sans vraiment se soucier des grandes questions qui commencent à agiter la France sous la pression des philosophes et des chantres de la Raison. Même la religion a eu du mal à s'installer. On vit encore au rythme de la nature, dans des croyances ancestrales, dont la peur des loups-garous fait partie intégrante. On dit même qu'on les craint plus que le Diable, c'est dire !
Pas étonnant, dans ce contexte très superstitieux, où l'on se raconte à la veillée ce genre d'histoire comme d'autre des histoires de croquemitaine, de voir d'un seul coup la région imaginer qu'un loup-garou ou un monstre du même acabit puisse être à l'origine des morts qui se multiplient un peu partout en Gévaudan, et même jusqu'en Auvergne.
Le contexte historique aussi est particulier... L'époque est difficile, pour tout le monde. La région, on l'a dit, est délicate déjà en temps normal, mais, quand les militaires débarquent et razzient la région plus qu'ils ne cherchent la Bête ou que les battues ravagent les champs sans pour autant donner de résultats probants, la colère monte...
Il y a quelque chose de troublant dans ce peuple pris entre le marteau et l'enclume, qui souffre plus encore du remède qu'on lui a prescrit que du mal qu'on cherche à soigner... Le mécontentement est patent, ce donc se moquent éperdument tous ceux qui vont venir chasser la Bête... Les aristocrates du Gévaudan, jamais consultés alors qu'ils sont sans doute les mieux placés pour mener les battues, voire guider les chasseurs, l'auront bien vite compris et essaieront d'agir pour que l'affaire se résolve entre gens du Gévaudan...
Le sentiment d'injustice, d'être traités comme des moins que rien, s'inscrit dans la grogne générale qui monte dans le Royaume. Louis XV, qui semble plus intéressé par le fait qu'on lui ramène le corps de la Bête que par le sort de ses sujets, n'est plus le Bien-Aimé qu'il était à son avènement... Et ce n'est pas la façon dont les autorités auront mené la traque qui aura renforcé la confiance des populations...
Et puis, il y a Antoine... Personnage central du roman de Catherine Hermary-Vieille, il a de quoi fasciner le lecteur... Il est celui qui, peu à peu, va trouver plus de réconfort à la fréquentation de la nature et des animaux qu'à celle de ses frères humains... Celui qui appartient à une race autre que celle des hommes, comme le dit la phrase extraite du livre, choisie pour titre de ce billet.
Catherine Hermary-Vieille va alors nous emmener dans le jeu horriblement malsain dont Antoine devient le maître. Antoine se rêvait en homme libre, une liberté proche de celle qu'appelaient de leurs voeux les philosophes de son temps. En quittant le Gévaudan puis en prenant la mer, il n'a jamais cessé de chercher à atteindre cette liberté.
En fait, depuis qu'il a été en âge de prendre des décisions et d'agir de son propre chef, il a toujours eu pour objectif cette liberté. Mais, dans cette quête, il s'est souvent affranchi de toutes les conventions qui régissent les sociétés humaines, il a enfreint les tabous, même les plus stricts, il a bafoué la morale, en tout cas, aux yeux des autres.
Aux siens, c'est agir à sa guise. Vivre comme il l'entend. Et, de retour en Gévaudan, il mettre cette philosophie de vie, pour le coup très personnelle, en actes, sans jamais revenir en arrière. Au contraire, il ne va cesser de creuser ce sillon, s'éloignant de plus en plus de cette société qui rassemble les hommes auprès de lois, de règles tacites ou explicites, de valeurs... Et peu importe qu'on les apprécie ou pas, la plupart les partage...
Antoine est rentré frustré d'avoir vu ses rêves de liberté détruits lors de son voyage en Méditerranée. Ce voyage a déformé sa jeunesse, sa vision du monde. Il se sait désormais inapte à la vie en société, plus encore que lorsqu'il vivait avec son père et son frère. Et puisqu'il ne s'imagine que rejeté, alors, il va donner des raisons fortes de l'être...
Au début, on est dans la provocation, la vengeance, la rébellion, le crachat au visage d'une société qui ne voudra plus jamais de lui... Et puis, peu à peu, le ton change... Antoine prend goût au pouvoir que lui confèrent les événements... Au pouvoir, au jeu, aussi. Oui, cela devient un véritable jeu et le plaisir vient désormais des risques croissants qu'il va prendre...
Au fil des événements décrits ou relatés dans le roman, on se rend alors compte que, dès le départ, il y a eu chez Antoine des comportements déviants... Et, avec nos yeux de 2014, habitués des romans, films et séries mettant en scène ce genre de personnage, on voit naître, se former et se développer... un véritable tueur en série...
J'emploie volontairement cette expression anachronique, qui n'aurait aucun sens pour un homme du XVIIIème siècle, même le plus éclairé, parce que c'est vraiment ainsi que j'ai ressenti le roman... Appliquant ce profil (là encore, pardon pour l'anachronisme) classique à la légende de la Bête du Gévaudan, jouant sur une certaine ambiguïté dans l'esprit de ceux qui essayent de mettre un terme à ses agissements (eh oui, il manque des éléments clés dans mon résumé, lisez le livre !), la romancière nous offre un roman d'une rare densité...
Je suis sûre qu'on aurait pu avec la même trame, faire un roman de 500 pages, accentuer certains aspects, changer de points de vue, développer la partie à l'étranger mais aussi la partie touchant à l'affaire elle-même... On aurait pu... Mais Catherine Hermary-Vieille a choisi une autre voie, celle qui va droit au but, qui ne se perd pas en circonvolutions...
Plutôt qu'un long métrage, elle met en scène un épisode de série, je parle en terme de densité de contenu. Pas de fioriture, peu de détails. Même à la fin, dans un dénouement qui fait monter une boule dans la gorge, elle recours à l'ellipse, ne joue pas de l'emphase dramatique mais raconte simplement...
Elle raconte la seule fin possible, celle à laquelle on s'attend depuis un certain temps, déjà. Parce que toute bête à un maître, parce que cette Bête-là a tout fait pour qu'un jour on vienne mettre un terme à ses agissements qu'elle sait coupable, mais peu lui chaut... Parce que sa liberté ultime, c'est d'avoir choisi les conditions de sa chute, ultime pied-de-nez à un destin qui ne lui aura pas été favorable...
Je l'ai dit, je le redis, ce court roman m'a chamboulé. Dans mes certitudes, dans mon échelle de valeurs, aussi. Il y a chez Antoine ce charisme des monstres les plus pervers qui vous ensorcelle, inéluctablement. Il y a surtout l'idée d'une possible rédemption qui flotte dans l'air, à laquelle on a envie de croire...
Jusqu'à ce que soit franchie la dernière borne, celle qui le rend intolérable... Non, plus qu'intolérable. Impardonnable. Cette borne, c'est celle qui lui fait franchir sans espoir de retour la dernière limite vers l'animalité la plus sauvage. Celle qui fait de lui enfin, sans conteste ni ambiguïté, cette fois, une bête...
J'ai dit, dans les premiers paragraphes de ce roman, que ce livre était un roman historique et pas un thriller. Pourtant, exactement comme au moment de la lecture, je finis ce billet en me demandant si je ne me trompe pas... Si on n'a pas là un thriller psychologique très réussi, le portrait d'un monstre que la vie a poussé vers l'horreur, mais qui en portait les germes en lui...
Oui, vraiment, ce livre m'a chamboulé et je me pose encore plein de questions à son sujet, sur ce parcours terrible où, pour être enfin libre, pour ne plus subir et souffrir, un homme a choisi de plonger sciemment dans l'horreur, sans états d'âme aucun, prenant même plaisir à la souffrance qu'il infligeait à son tour...
Pas étonnant, si on se dit que le mythe de la Bête du Gévaudan a pu naître des méfaits d'un tel personnage, qu'on en parle encore plus de deux siècles après et qu'on continue à se faire peur avec lui... Il y aura d'autres théories, d'autres fictions autour de cette histoire terrifiante, mais celle-là, je la garderai longtemps en mémoire...