Le journaliste Olivier Postel-Vinay est revenu, il y a quelques jours, à de vieilles amours : la critique - qui se veut certes un peu plus contructive que chez nombre de pamphlétaires patentés - de Wikipédia. Sans faire renaître pour autant sa fameuse rubrique Wikigrill, en sommeil depuis quelques années maintenant, le fondateur du magazine Books a récemment remis le couvert dans une tribune publiée sur (le site littéraire du Nouvel Observateur), et titrée "Wikipédia est de plus en plus obsolète". Ne prêtons pas attention aux arrières-pensées quelque peu vengeresses de l'auteur - largement visibles dans le premier paragraphe de son papier, lorsqu'il tient à rappeler que "nous avons beaucoup pesté contre Wikipédia", et que certes, "le projet est superbe et à bien des égards réussi" et reste une "belle idée", mais que quand même "sur les sujets importants [...] les articles de l'encyclopédie gratuite en ligne sont le plus souvent mal ficelés, tendancieux et parfois clairement manipulés" - pour se concentrer sur le fond de son propos. Qui reste assez sommaire, n'apporte pas vraiment d'approfondissement, mais rappelle des constats intéressants et ouvre quelques petits horizons de réflexion.
Son affirmation de l'obsolescence de Wikipédia repose essentiellement sur un constat : la chute du nombre de contributeurs. Du moins sur la Wikipédia anglophone (vingt mille de moins en sept ans) car le phénomène n'a pas encore touché notre version francophone. Il y a eu, c'est vrai, un petit décrochage tout dernièrement ( je l'ai évoqué) mais rien de structurel ne peut pour l'heure être établi. Ce qui permet déjà de relativiser l'observation préalable d'Olivier Postel-Vinay. Autre bémol, mais de taille, à apporter (et que l'auteur évacue) : le nombre de visites sur le site, lui, ne souffre pas. C'est-à-dire que Wikipédia compte moins de contributeurs, mais pas moins de lecteurs. Et ce malgré la nouvelle "concurrence" de Google qui, on le sait, reprend maintenant l'essentiel d'un article de Wikipédia pour nombre de recherches dans son moteur. Une belle performance qui, à mon sens, n'est pas à ignorer. Le constat qu'il opère est-il donc suffisant en lui-même pour conclure à une supposée obsolescence du projet ? À mon avis, fort des rectifications que j'ai apportées, non. Pour autant, il ne faut pas se mettre des œillères et faire comme si le nombre d'éditeurs ne diminuait pas. Certes, ce recul ne démontre pas la fin d'une Wikipédia prétendûment devenue has been, mais il mérite qu'on s'y attarde. Et l'auteur apporte quelques explications de son cru.
Pour Olivier Postel-Vinay, un certain nombre de facteurs, certains peu pertinents à mon sens, d'autres qui nécessitent examen, existent :
- Sans même parler du nombre général de contributeurs, ce serait surtout les nouveaux qui poseraient problème par leur nombre, insuffisant, et par leur assiduité, trop courte. Ils s'évanouiraient aussi vite qu'ils viendraient. Pour le projet anglophone, je n'en sais rien (une telle affirmation mériterait sans doute d'être étayée par des statistiques très précises) mais, pour ce qui est de son pendant francophone, je ne suis pas certain de la véracité du constat. On le voit avec les mémoriaux que je publie : de nombreux anciens prennent chaque année la tangente. Pourtant, le nombre de contributeurs demeure globalement stable (mise à part la petite baisse fin 2013 dont j'ai déjà parlé). J'en déduis qu'il y a un apport relativement suffisant de nouveaux pour combler les départs. On peut d'ailleurs saluer les efforts qui ont été réalisés par la communauté pour aboutir à ce résultat, qu'il s'agisse des Wikipermanences ou du Forum des nouveaux.
- Deuxième constat, en s'appuyant sans plus de détails sur des propos de Sue Gardner qui juge elle-même le modèle obsolète, Wikipédia perdrait des contributeurs et des nouveaux en raison de sa trop grande technicité et d'une bureaucratie croissante. Sur ce second point, il y a sans doute une part de vérité. J'ai déjà parlé des risques d'une approche qui se rigidifierait trop et des problèmes induits par l'emploi d'un jargon compris des seuls contributeurs. Mais là encore, le gros travail d'accueil des nouveux permet de gommer, au moins partiellement, ces aspérités. Cette critique, formulée ainsi, pourrait être pertinente. J'emploie le conditionnel puisque cet apport est mien. En réalité, Olivier Postel-Vinay ne stigmatise que les administrateurs (coupables d'on ne sait trop quoi. Mais la formulation témoigne d'une certaine méconnaissance des rouages wikipédiens puisque les administrateurs n'ont aucune emprise éditoriale) et les robots (qui formeraient une armée décourageante). Simpliste, voire risible.
- Autre facteur, beaucoup plus général : l'idéal sous-tendant le projet serait dépassé. En clair, Wikipédia correspond à une vision d'Internet empreinte d'altruisme, de libre et de gratuité qui n'aurait plus cours aujourd'hui sur une Toile dominée par l'égotisme des réseaux sociaux. Et qui n'aurait donc plus la cote, d'où le manque croissant de contributeurs. Là encore, l'analyse manque de profondeur mais l'affirmation ne peut être balayée d'un revers de main. Assurément, elle aurait besoin d'une véritable étude mais ce billet ne s'y prête pas. J'y penserai peut-être prochainement.
- Quatrième facteur identifié par Olivier Postel-Vinay : les sources. Trop hétéroclites et sujettes à caution, et avec une exigence de qualité inexistante selon lui. Cette critique est à mon sens infondée. Il est vrai que nombre d'articles souffrent d'un déficit de sources, mais ces dernières sont justement requises pour tendre vers la complétude. Déplorer ce constat est valable, mais les conclusions qu'il en tire sont erronées. Premièrement, il y a bien une exigence de qualité des sources à présenter. Deuxièmement, l'auteur néglige une dimension importante : Wikipédia, neutre, doit se faire le réceptable de tous les points de vue à proportion de leur importance. Par conséquent, les sources sont évidemment hétéroclites et elles n'ont de toute façon aucun besoin d'être neutres. C'est leur synthèse sur l'article qui doit l'être.
- Enfin, dernière critique : la dénonciation du "culte de l'amateur", autrement dit du fait que les contributeurs ne sont pas forcément d'une grande expertise ni compétence. Je pourrais me contenter de répondre que c'est un peu le principe de base du projet, et m'arrêter là, mais il semble nécessaire d'aller plus loin. La critique d'Olivier Postel-Vinay se fait sur ce point précise : ce culte de l'amateur, selon lui, a pour effets que les sujets de culture populaire sont très correctement nourris alors que ceux "impliquant une profondeur de champ" seraient en déshérence. Avec une subtilité : une exception notable pour les sujets techniques et scientifiques. Pour le coup, je suis assez d'accord avec son constat (et j'en ai déjà parlé). Mais pas sur ses causes. Ce qui explique cette réalité indéniable, ce n'est pas (ou c'est de manière marginale) le manque d'expertise sur les sujets de sciences humaines. C'est avant tout l'exigence de neutralité qui est extrêmement difficile à appliquer dans ces domaines précis, surtout quand chacun entend défendre son bout de gras. Une exigence mécaniquement moins prégnante pour les sujets de sciences exactes.
L'article d'Olivier Postel-Vinay pose des questions intéressantes mais y apporte, du moins c'est mon avis, de mauvaises réponses. Et occulte surtout, et je voulais terminer par là, des raisons bien plus notables pour expliquer les constats qu'il a réalisés. La plus importante c'est la progression de Wikipédia. Qui, aujourd'hui, compte des millions d'articles dont une partie est déjà très développée. Ce qui reste principalement à faire (et sur lequel on devrait se concentrer), c'est peaufiner ces articles plutôt que de continuer les créations à grande échelle. Et là, il devient nécessaire d'avoir des connaissances de plus en plus pointues. Ce qui explique sans doute une partie des départs et la chute du nombre de contributeurs (sur le projet anglophone), c'est probablement que les partants estiment ne plus pouvoir apporter beaucoup d'éléments. Et c'est sur ce point, essentiellement sur ce point, qu'il faudrait s'interroger sur la possibilité d'une obsolescence du modèle wikipédien : lui qui s'est construit avec l'apport de tous les bénévoles qui le voulaient, sans condition aucune, a désormais clairement besoin d'un peu plus d'experts. C'est peut-être maintenant que la critique formulée de longue date ("Wikipédia ce n'est pas fiable parce que tout le monde peut y écrire") devient un peu plus pertinente. Pas sur son fondement mais parce que le projet d'encyclopédie en ligne est en train de connaître une nouvelle étape de sa vie, et se trouve probablement à la croisée des chemins. Dommage que Postel-Vinay soit passé à côté de ça.