[notes sur la création] Marguerite Duras

Par Florence Trocmé

« – Pourriez-vous définir le processus même de votre écriture ? 
– C’est un souffle, incorrigible, qui m’arrive plus ou moins une fois par semaine […]. Une injonction très ancienne, la nécessité de se mettre là à écrire sans encore savoir quoi : l’écriture même témoigne de cette ignorance, de cette recherche du lieu d’ombre où s’amasse toute l’intégrité de l’expérience.  
Pendant longtemps, j’ai cru qu’écrire était un travail. Maintenant je suis convaincue qu’il s’agit d’un événement intérieur, d’un "non-travail" que l’on atteint avant tout en faisant le vide en soi, et en laissant filtrer ce qui en nous est déjà évident. Je ne parlerais pas tant d’économie, de forme ou de composition de la prose que de rapports de forces opposées qui doivent être identifiées, classées, endiguées par le langage. Comme une partition musicale. Si l’on ne tient pas en compte cela, on fait des livres "libres" justement. Mais l’écriture n’a rien à voir avec cette liberté-là.  
 
Ce serait donc là la raison définitive qui vous fait écrire ? 
– Ce qu’il y a de douloureux tient justement à devoir trouer notre ombre intérieure jusqu’à ce que se répande sur la page entière sa puissance originelle, convertissant ce qui par nature est "intérieur" en "extérieur". C’est pour ça que je dis que seuls les fous écrivent complètement. Leur mémoire est une mémoire "trouée" et toute entièrement adressée à l’extérieur. » 
 
Marguerite Duras, La passion suspendue, entretiens avec Leopoldina Pallotta della Torre, traduit de l’italien et annoté par René de Ceccatty, Paris, Éditions du Seuil, 2013, p. 81-82.  
 
 
[choix de Matthieu Gosztola]