De l’urgence à l’insertion

Crée en 2002, le chantier d’insertion assure l’entretien des locaux de l’Association de la Mie de Pain qu’il confie aux gens en difficulté. En faisant, il leur permet à se reconstruire

Mola, agent de nettoyage à la Mie de Pain

Noyé dans le béton, derrière une porte grise, le chantier d’insertion ne suscite pas de sentiment particulier. Beaucoup de gens y entrent sans même s’en rendre compte. « Ils cherchent le Refuge (la soupe populaire ndlr), mais finissent par atterrir ici », s’amuse Emmanuel Courcier, un quinquagénaire énergique qui assure la direction des deux structures de la Mie de pain, une associ   ation dédiée aux démunis. Ce matin, en entrant dans la cour obscure, ce n’est pas des gens étourdis qu’on rencontre, mais des salariés engagés dans le travail.

À genoux, Kheira frotte vigoureusement le parquet du bureau en faisant des grands cercles concentriques. Pressée, elle n’a plus qu’une heure pour finir laver les sols du chantier. Cheveux attachés en queue-de-cheval, maquillage soigneusement appliqué, la femme d’origine algérienne s’échine depuis 6 heures. Elle ne s’en plaint pas. Cela fait trois mois qu’elle sent maintenant compétente. Au chômage depuis deux ans, elle a basculé vers les minimas sociaux. « Quand on touche le RSA, on ne travaille pas, on a l’impression qu’on ne sert à rien », témoigne-t-elle.

C’est une association qui l’a dirigée vers le chantier d’insertion en décembre 2009. Chargé de redonner un travail à ceux qui n’en trouvent pas ailleurs, il offre des contrats aidés à 90 salariés chaque année dans le nettoyage. Un bémol. Les contrats ne durent qu’entre 6 mois à un an. Après, les salariés doivent à nouveau faire face aux aléas du marché du travail. Mais selon le directeur du chantier ils auront les outils pour : « on ne sort pas du chantier comme on est entré » se targue-t-il.

1 ½ Travailleur social pour 40 personnes

S’il reste confiant c’est sans doute à cause de l’accompagnement privilégié dont bénéficie la quarantaine de salariés. Suivis à la fois par un encadrant technique dans leur activité professionnelle sur le chantier ensuite par un travailleur social dans leurs recherches d’emploi, ils ont « une chance inouie » renchérit-t-il. « D’habitude, ils sont reçus tous les six mois par un travailleur social jonglant 200 personnes. Ici, on a un travailleur social et demi pour 40 personnes. Du coup ils peuvent être reçus tous les jours s’ils le souhaitent».

C’est Valérie Courbin, coordinatrice du chantier qui en assure l’organisation. Avec sa tignasse rousse, cette ancienne militante dégage une expressivité touchante. Premier interlocuteur des nouveaux salariés, elle les aide à « mettre le pied à l’étrier ». Le premier échelon est un entretien préalable pour diagnostiquer leurs besoins d’urgence. « Parfois, il y a des gens qui n’ont même pas de logement, on prend donc contact avec le centre d’hébergement, en leur expliquant que la personne travaille chez nous, et qu’il faut lui trouver un toit ». Crucial pour décrocher un emploi, l’absence d’un hébergement impacte également sur son maintien.

Emmanuel en sait quelque chose. Bouille tristounette, le regard lointain, l’agent de nettoyage tire longuement sur sa clope. C’est l’heure de la pause-café et au lieu d’échanger avec ses collègues, il s’est mis à l’écart. Résident d’un centre d’hébergement, il est à trois jours de l’expulsion. Et n’arrive plus à se concentrer sur autre chose. Comme en témoigne le balai délaissé à ses côtes. Selon une étude effectuée par le chantier entre 2008 et 2009, 75% des salariés seraient touchés par les problèmes de logement.

« Au chantier, on ne nous laisse pas tomber »

Molar ramasse le balai de son collègue et reprend le travail. L’entraide fait partie des valeurs transmises au chantier. L’œil rivé au sol, ses gestes déterminés reçoivent le regard approbateur de son encadrant technique, Nourredine. « Très perturbé au départ, Molar s’est épanoui en un rien de temps» se réjouit l’accompagnateur avec tout le bonheur d’un professeur ayant réussi à transformer un mauvais élève. « Aux yeux de la société, le nettoyage est un métier ingrat, ici, cela permet de redynamiser les gens ».

Laissé à la dérive, Molar a passé la moitié de sa vie en prison. Il a trente ans. Les mots ‘menottes’, tatoués à l’encre noire sur les jointures de ses mains, racontent son histoire. Buriné en lettres capitales sur son visage le nom : ‘KHAILA’. Son espoir. « C’est ma fille », dit-il, «c’est pour elle que j’ai décidé de quitter la délinquance ». Au chantier, ce père de trois enfants, a retrouvé le chemin. Désormais, il travaille d’arrache-pied, en accumulant les heures supplémentaires pour envoyer de l’argent à sa famille dans la Réunion. « Il aime bien qu’on lui montre le travail mais qu’on le laisse faire » glisse Nourredine. Molar apprécie le chantier qui constitue pour lui un filet de sécurité. « On ne nous laisse pas tomber » reconnaît cet ancien orphelin.

12 000 euros de formation

Parfois, il y en a qui « n’entrent pas droit dans leurs bottes » regrette l’encadrant technique, un ancien professeur d’architecture aux allures de Beatles. Alcooliques, souffrant de problèmes comportementaux, ces indisciplinés sont convoqués par Madame Courbin pour une remise à pied. « Si la personne n’est pas motivée, ça ne sert à rien qu’on s’épuise » précise-t-elle d’un ton ferme. « Même si j’ai envie de les aider à garder la tête au-dessus de l’eau, chacun doit rester libre de son choix ». Au chantier, on ne fait pas la morale.

C’est surtout l’introspection qui compte. Permettre à ceux qui ne pensent qu’au lendemain de se « projeter dans l’avenir ».

Comme Amin. Réfugié politique de Libye, il ambitionne de se lancer dans la restauration. Déjà rompu aux techniques de nettoyage, il a envie de développer de nouvelles compétences. Chose rendue possible par la formation offerte par le chantier : 12 000 euros ont été accordés l’an dernier à des salariés voulant faire des métiers aussi divers que chauffeur de taxi ou conducteur de chariots dans les grands surfaces.

« Ce n’est pas tout le monde qui a envie de faire le nettoyage » concède Nourredine, regrettant un peu le choix de son ‘bon élève’. « Amin a une vision globale qui manque à ses collègues. Lorsqu’ils rangent un bureau, ils vont directement aux poubelles, Amin lui, ne néglige jamais les coins cachés ».

Retrouver des acquis à soi

Il a trouvé une nouvelle recrue prometteuse en la personne de Fathy. La quarantaine passée, ce Tunisien porte sa combinaison bleue comme une deuxième peau. Divorcé, il est sans emploi depuis des années et dans sa troisième semaine au chantier. Pour lui réapprendre le travail, M. Nourredine lui « fait confiance ».

« Il faut croire dans les capacités de l’homme, à sa volonté de s’en sortir » preche-t-il

Ce matin, il a confié à Fathy la dure tâche de décaper les toilettes du Foyer des jeunes de travailleurs. A priori sans importance, sauf que très peu de gens sont chargés de telles responsabilités. A regarder le visage illuminé de Nourredine, Fathy ne déçoit pas.

« On pourrait manger un sandwich ici tellement c’est propre », repond-t-il, extasié. Laissé avec une raclette et produit décapant, Fathy a trimé toute la matinée pour enlever la crasse du carrelage et des canalisations du foyer. Comme s’il rejetait l’inertie du passé pour retrouver ses acquis oubliés.

« Vous êtes fier de vous-même ? » lui demande Nourredine. Des paroles dignes d’un coach. Le regard satisfait sur son miroir brillant, il hoche sa tête en signe d’acquiescement.