Goethe s'est inventé, au cœur de la littérature européenne, une fonction impériale : une forteresse de mots, d'images et d'idées, majestueuse, grandiose, polyphonique – tout l'instrumentarium du monde captif entre les mains d'un seul homme, régnant depuis Weimar sur ce qui n'était avant lui qu'une province éparpillée. Depuis les tréfonds du mausolée dressé avec l'aide d'Eckermann, Goethe continue de régner post mortem, et c'est pourquoi les grands atrabilaires de la langue allemande, Arno Schmidt et Thomas Bernhard, ont effectué autour de son fantôme encombrant une danse effrénée de peaux-rouges sacrilèges, maniant le ridicule et le sarcasme en guise de tomahawks.
Chez Bernhard, la danse adopte la forme d'une transgression temporelle : vieillard gâteux écartant l'un ou l'autre de ses favoris au gré de ses caprices, Goethe s'entiche de Ludwig Wittgenstein, exigeant qu'on lui livre à domicile le philosophe viennois tel un vase chinois de grand prix. La mort met un terme à cet ordre improbable, mais entretemps les rondes verbales de Bernhard, intransigeantes et crissantes comme de la craie, ont achevé de transformer la statue du commandeur en spectre pathétique. Goethe, c'est le père de toute littérature allemande, ce père que les écrivains tentent successivement de tuer ou de placer en situation d'interminable agonie, tout comme la voix solitaire, cassante, pointilleuse des narrateurs de Bernhard ne cesse d'agonir dans un cadre familial, tout en agonisant sans répit celui-ci d'injures.
Toute filiation littéraire relève d'une pradaksina comme celles que pratiquaient les héros du Mahabharata : une circumambulation empreinte du plus haut respect, qu'il faut bien pourtant interrompre pour reprendre le cours de sa propre guerre. Les œuvres complètes de Goethe, du point de vue du transgresseur, ressemblent à ces innombrables bonnets et chaussettes rouges qui débordent de partout dans les « Retrouvailles » bernhardiennes : il faut les consumer en un sacrifice pour regagner un espace vital permettant aux mots de se redéployer en nouvelles combinaisons, celles d'une vie totale enfin retrouvée. La groupie parasite, la famille geôlière, les parents bourreaux, l'ami couard, et jusqu'à un pays tout entier, l'Autriche post-habsbourgeoise, post-nazie, post-everything : tous les dossiers à charge que Bernhard, dans ce recueil, fait mine de refermer pour aussitôt les rouvrir, pourraient aussi bien découler du seul Goethe, matrice de symboles étouffants ayant piégé ses lecteurs pour des siècles d'éxégèse. Il suffit d'écrire que Goethe « se mheurt » (schtirbt) pour que déjà le grand amphithéâtre néoclassique que les Autrichiens occupent indûment redevienne un minable théâtre de Guignol en papier-mâché.
Bernhard, comme bien d'autres, perturbe avec violence la ronde rituelle des dévots, même s'il sait en lui-même que celle-ci se reformera inexorablement. Ll persiste dans son échec beckettien – et c'est pourtant cet échec cyclique, chaque fois surmonté, qui impulse aux longues phrases de Bernhard leur rythme implacable, lancinant, où chaque image du monde est une souffrance pour l'esprit solitaire et hautain. De cette puanteur psychique de l'Autriche, qui conclut le recueil, Bernard extrait malgré tout la noblesse de son combat farouche – un ksatriya des mots qui refusa toujours de se rendre.
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Co-fondateur du Fric-Frac Club Pierre Pigot est historien de l'art, écrivain et critique. Il est l'auteur de L'assassinat de Mickey Mouseet d'Apocalypse Mangaparus aux PUF.