Les temps sauvages, par Joseph Kessel

Publié le 06 février 2014 par Romuald Le Peru @SwedishParrot

Voici un livre qui, lorsque je l’ai lu, il y a quelques étés maintenant, m’a profondément remué.  Le livre de Kessel, Les Temps Sauvages, se déroule pendant la Première Guerre Mondiale, à la fin exactement, lorsqu’il revient en France après être passé par Vladivostok. On y fait la rencontre des officiers de l’Armée Blanche de la Russie qui se disloque sous l’impulsion des bolcheviks, et l’ombre de Koltchak, mais aussi celle, folle et fuyante de Roman Fiodorovitch von Ungern-Sternberg, le baron fou.
Roman de jeunesse, indescriptible, c’est un roman d’aventure comme on en fait plus, qui sent le vent des steppes et l’alcool frelaté, la misère des oubliés de la guerre et la mort omniprésente. Une grande œuvre, aussi sauvage que son titre…

Joseph Kessel chez lui en 1967. Photo Jerry BAUER/Opale

Elle était vaste, massive, plus nette et décente que les autres édifices publics. Elle n’avait pas eu le temps de se dégrader : la ligne qui reliait Vladivostok au Transsibérien n’avait pas beaucoup d’années. A l’approche, elle faisait bon effet. Mais dès que notre traineau nous eut déposés devant le haut perron, je n’ai plus été capable de penser à quoi que ce fût. L’odeur était déjà là. Insidieuse, sournoise… détestable. A chaque marche, elle devenait plus lourde.
Quand nous avons atteint le perron, elle imprégnait l’air pourtant libre.
— Venez, m’a dit Milan.
Il se tenait près de la grande porte à peine entrebâillée qui donnait accès à l’intérieur de la gare. Je l’ai rejoint. D’un coup d’épaule où il avait mis tout son poids, il a poussé le battant.
— Venez, m’a répété Milan.
Je ne pouvais pas. Non, je ne pouvais pas. Là, c’était l’antre  de l’odeur. Elle frappait en pleine face, de plein jet. Ignoble à faire vomir. Et ce n’était rien encore.
De la porte jusqu’aux derniers recoins du hall, le sol était tapissé, matelassé d’une épaisse et horrible substance, molle, flasque, espère de tourbe, de marécage, dont on ne savait si elle était vivante ou morte car tantôt elle demeurait inerte et tantôt remuait faiblement. Les fenêtres enduites de suie, de vieille poussière et de givre sale ne laissaient passer qu’une lueur couleur de cendre. Il fallait un long instant pour reconnaître dans la matière qui couvrait toute la surface du hall sans en laisser un pouce libre, collés, entrelacés, imbriqués les uns aux autres, des corps humains.

Joseph Kessel, Les temps sauvages
in Reportages, Romans (Quarto)
Gallimard, 1975