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Alexandre Jollien et Epictète

Publié le 06 février 2014 par Joseleroy

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Comment Epictète à changer ma vie, par Alexandre Jollien

« Handicapé de naissance, j'ai vécu dix-sept ans dans une institution pour personnes infirmes moteurs cérébrales, et je ne m'intéressais guère aux choses de l'esprit. 

Un jour, je suis tombé dans une librairie, par hasard, sur un ouvrage de Platon qui citait Socrate, lequel conseillait de vivre meilleur plutôt que de vivre mieux. Une conversion radicale eut lieu alors, et toute l'énergie que je portais aux soins du corps et aux progrès physiques, j'ai tenté de la mettre au service de la découverte de l'intériorité. Sur ce chemin, deux maîtres ont particulièrement compté: Socrate, bien sûr, et Épictète. Il m'invitait à faire la distinction qui ouvre son Manuel: "De toutes les choses du monde, les unes dépendent de nous, et les autres n'en dépendent pas." J'allais dès lors m'employer à cibler mes efforts, à m'orienter vers le vrai bien. Et Épictète, le "philosophe boiteux", allait m'y aider. D'abord en me montrant que ce qui trouble les hommes, ce n'est pas tant la réalité que les opinions qu'ils s'en font. Tout au long de mes études, le Manuel d'Epictète m'a guidé. (...).

Aujourd'hui, le Manuel n'est jamais très loin de ma main, ni de mon âme. Ce qui me plaît surtout dans cette œuvre, c'est son aspect pratique, concret. Vraiment, il s'agit d'un livre de vie. J'ai à cœur aujourd'hui de me concentrer sur trois de ses préceptes qui m'aident à vivre.

Le premier revient à ce que la tradition philosophique a appelé la préparation aux maux. L'exercice est magnifiquement résumé dans le chapitre 4 du Manuel: "Quand tu vas faire quelque chose que ce soit, remets-toi dans l'esprit, auparavant, quelle action tu vas faire; si tu vas te baigner, représente-toi ce qui se passe d'ordinaire dans les bains, qu'on s’y jette de l'eau, qu'on s’y pouse, qu'on y dit des injures, qu'on y vole, etc.; tu iras ensuite plus sûrement à ce que tu veux faire. " Intégrer cette pratique dans la vie quotidienne, c'est peut-être savoir que le bonheur ne dépend pas de la situation. Je me précipite acheter un nouveau livre et, aussitôt, je me dis avec le maître : "Mon bonheur n'en dépend pas." Ainsi, si par malheur l'ouvrage n'est pas arrivé, je n'en suis pas troublé. L'exercice est simple. Il peut cependant convertir radicalement.

Mon parcours m'a habitué à la lutte et je ne suis pas très enclin à apprécier avec légèreté le bonheur qui passe. Je m'agrippe, je m'accroche et tout est gâché. Alors, souvent, je me souviens de cette parole d'Épictète, de ce deuxième précepte qui me guide : "Souviens-toi que tu dois te conduire dans la vie comme dans un festin. Un plat est-il venu jusqu'à toi ? Étendant ta main avec décence, prends-en modestement. Le retire-t-on ? Ne le retiens point. N'est-il point encore venu ? N'étends pas au loin ton désir, mais attends que le plat arrive enfin de ton côté. " (Manuel, chapitre 15). Ici, tout un art de vivre est dépeint. Ne pas s'accrocher, ne pas fuir. Juste être là. Aujourd'hui, je pratique la méditation zen qui me rapproche d'une paix qui nous précède déjà au fond du fond, lin relisant mon boiteux préféré, je devine la liberté intérieure résumée en une phrase: "laisser passer". Un plaisir advient, je le goûte. Une peine se présente-elle, je la laisse passer. Ne pas se figer, ne pas se braquer, en ce sens, les enfants sont nos maîtres. Ils ne se fixent pas, ni dans la tristesse ni dans l'euphorie. Ne pas se fixer dans quoi que ce soit, paradoxalement, c'est peut-être se donner corps et âme à l'instant présent.

Là encore, Epictète est un maître. Il écrit au chapitre 17 du Manuel: "Souviens-toi que tu es acteur dans la pièce où le maître qui l'a faîte a voulu te faire entrer: soit longue, soit courte. S'il veut que tu joues le rôle d'un mendiant, il faut que tu le joues le mieux qu'il te sera possible. De même, s'il veut que tu joues celui d'un boiteux, celui d'un prince, celui d'un particulier; car c'est à toi de bien jouer le personnage qui t'a été donné; mais c'est à un autre à te le choisir." C'est le troisième précepte décisif, un outil qui me permet de m'arrachera la fixation, à la tentation de me rigidifier et de m'accrocher à la représentation que je me fais de moi-même, source de grandes souffrances : "bien vivre son rôle, le vivre à fond". Dès lors, tout ce que je suis en train de faire devient la chose la plus importante au monde. Epictète, en ce sens, est un thérapeute. Il me soigne des illusoires et vaines attentes pour me ramener à mes tâches et à mes devoirs. Y trouver mon bonheur et ma joie. Pour paraphraser les maîtres zen, je dirais que suivre Epictète, c'est être assis quand on est assis, marcher en boitant quand on marche en boitant, bref, être totalement vrai et juste à l'écart des faux biens et de la vaine gloire.

Le Manuel, ce "poignard" (Encheiridion en grec) que l'on peut avoir sans cesse sous la main pour aller de l'avant et vivre le quotidien, reste à jamais actuel. Lire et pratiquer ces cinquante-trois maximes, c'est radicalement changer de vie, suivre la nature. Aujourd'hui, dans une société de la compétition, de la soif de reconnaissance, du clinquant et du bling-bling, le philosophe boiteux nous invite à tenir bellement sa place, juste sa place, et à savoir y trouver son bonheur et sa joie. Joie qui nous rend proche de l'autre et qui nous aide à comprendre que nous sommes tous frères en humanité. C'est un maître de l'acceptation joyeuse. À l'opposé des professeurs de résignation, comme dirait Nietzsche, Epictète invite à la générosité. Dans les Entretiens, il dit : "Moi qui suis un vieux boiteux, que puis-je faire d'autre que chanter les louanges de Dieu ?" (1,16,20). Loin du désespoir et du nihilisme, nous est donné un maître pour commencer une des plus grandes révolutions : changer un tout petit peu notre regard sur le monde. Le philosophe nous livre encore une clé quand il déclare au chapitre 43 de son Manuel : "Chaque chose présente deux anses, l’une qui la rend très aisée à porter, et l'autre très mal aisée." Ultimement, Épictète me montre que pour vouloir changer le monde, lutter contre les injustices toujours plus grandes, un préalable est requis: changer son regard sur le monde, se changer soi-même. »

Alexandre Jollien


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