Romain Verger
Jack Arnold, The Incredible Shrinking Man, 1957.
«Mon attention commence toujours par se porter au menu, puis, échappée d’un détail, gagne de proche en proche ainsi qu’un flot qui monte». Cette citation tirée de l’une des nouvelles de ce magnifique recueil résume assez bien l’impression qu’il m’a laissée. Mandiargues est un orfèvre qui cisèle de précieuses miniatures pour les élever au plus haut degré de l’imagination poétique et de la fantasmagorie. D’inspiration fantastique, son univers ne s’y limite pourtant pas, brassant dans son mouvement des réminiscences de contes merveilleux, de mythes, de légendes celtes et nordiques, de romans de chevalerie. L’entrée en rêverie ne tarde jamais à acquérir la netteté du réel tant son style précieux, baroque et foisonnant en épouse les formes et en épingle les phénomènes. L’auteur se plaît indéniablement à jouer avec les frontières pour cultiver l’indécision. Il est rare qu’on ne retrouve au sortir des rêves et hallucinations quelque vestige des délires traversés. Visions oniriques, réseaux fantasmatiques, illusions des sens troublés par des causes physiologiques, c’est à mi-chemin de tous ces possibles que Mandiargues embarque son lecteur pour mieux l’égarer.Dans L’Archéologue, qui n’est pas sans rappeler La Vénus d’Ille de Mérimée, Mandiargues nous immerge à proprement parler dans la rêverie sous-marine de l’archéologue Conrad Mur qui, en quête d’inconnu, profite d’une fissure dans la croûte de lave pétrifiée d’un paysage napolitain pour rejoindre les profondeurs marines. Il y découvre la statue d’une Vénus que des siècles d’immersion au contact de la faune et de la flore aquatique ont métamorphosée en une créature mérétrice aussi fascinante qu’inquiétante : recouverte d’algues, de concrétions, de mollusques gastéropodes et de coraux, la déesse velue et affublée de «cornes d’un rouge pulpeux», a pris «l’aspect repoussant des kystes ou des ulcères calcifiés». Mur retrouve à son doigt la bague offerte quelques mois plus tôt à sa fiancée Bettina et, comme dans la nouvelle de Mérimée, s’en empare pour la passer à son propre annulaire, scellant ici l’issue tragique de sa passion. Le retour à la réalité est l’occasion pour l’archéologue de revenir sur les circonstances de sa rencontre avec Bettina, qui n’en sont d’ailleurs pas moins singulières et oniriques : une nuit de Noël dans son village natal de Grouin, marquée par un étrange bal organisé sur un lac gelé où le couple patine parmi les paysans et bûcherons avinés. Cette fête païenne est placée sous la protection d’une énorme tête de cochon. Tout au long du récit se tissent les obsessions de l’archéologue, dont on comprendra qu’elles ont eu raison de sa relation amoureuse : la fascination qu’exercent sur lui les femmes de marbre et autres féminités pétrifiées, au détriment des femmes vives, comme une sorte de dérive mortifère de sa passion archéologique déclinée en un réseau de fixations : c’est la contemplation inaugurale du paysage magmatique, l’évocation de Bettina qu’il aime pour la fermeté de son torse qui lui rappelle le métal ou la pierre et pour «sa passivité de mannequin», ou bien encore la belle Cesarina di cera, une femme de cire exposée dans une cage chez le trouble abbé Mercurio.
Clorinde est une délicieuse nouvelle centrée elle aussi sur une figure féminine qui pourrait venir d’une utopique Lilliput médiévale : une minuscule femme-chevalier trouvée à l’occasion d’une promenade en forêt, si petite qu’elle tient dans la paume du narrateur. Face à cette femme qu’il ne tarde pas à dévêtir de son armure pour la ligoter nue et la caresser à loisir, l’homme réduit à l’entomologiste se reconnaît impuissant, consumé de désirs et frustré de ne pouvoir les assouvir.
Autre curiosité : Le pain rouge joue comme la précédente des effets de disproportions et d’échelles. Un homme miniaturisé découvre ainsi les sortilèges d’une nature qui le dépasse et dont il ignorait ou négligeait les puissances poétiques. Comme dans The Shrinking Man de Richard Matheson ou "Quelques jours de ma vie chez les insectes" d’Henri Michaux, un homme rétrécit et s’aventure à l’intérieur d’un croûton de pain à moitié dévoré par la femme avec laquelle il vient de passer la nuit, unique trace de son passage. De cette déambulation onirique dans ce quignon de pain qui lui fait l’effet d’un «météore inconnu surgi dans la nuit boréale» et dont les alvéoles le conduisent en un dédale caverneux peuplé d’étranges personnages, l’homme nous en révèle les secrets et ses rencontres, plus singulières les unes que les autres.
Dans le prolongement de la nouvelle précédente, L’Opéra des falaises est un puissant hymne à la nature. Invité à l’opéra par une femme, le capitaine Idalium se retrouve au beau milieu des roches, pour un opéra fabuleux et crayeux où l’orchestre composé de poissons et coquillages et d’instruments farcis de pieuvres séchées accompagnent des hommes accoutrés en phoques et des sirènes.
Enfin, La vision capitale évoque le souvenir terrifiant qui a plongé Hester Algernon dans la déchéance. Invitée à un bal costumé par son amie Polly Whitebell, la pauvre femme arrive avec une semaine d’avance, déguisée en coq, dans un château au mobilier anatomique. Logée dans la chambre réservée à Polly, Hester y subit une vision d’horreur : celle d’un fou échappé de l’asile qui, planté nu devant son lit, plume une tête décapitée en jetant au feu des poignées de cheveux.
André Pieyre de Mandiargues, Soleil des loups, Gallimard (L’Imaginaire), [1951] 1979. 5,60 €.