Le livre d’Albert Schatz, L’individualisme économique et social (1907), vient d’être réédité aux éditions des Belles Lettres.
Par Damien Theillier.
Ce livre vient d’être réédité par les Belles Lettres dans la remarquable collection d’Alain Laurent, Bibliothèque classique de la liberté. On trouvera aussi sur Amazon.fr une version ebook (Kindle) qui avait été antérieurement éditée par l’Institut Coppet. Dans cet opus volumineux, Schatz est le tout premier historien des idées en date à avoir proposé un panorama généalogique quasi-exhaustif des grandes conceptions de la pensée économique libérale depuis ses origines. Mais c’est aussi et surtout un plaidoyer pour le véritable individualisme contre la caricature qui en est faite par ses adversaires socialistes et traditionalistes.
L’individualisme n’est ni un atomisme, ni une apologie de l’égoïsme
Dans son livre, Albert Schatz (1839-1910) s’attache à montrer que l’individualisme ne se confond ni avec l’égoïsme, ni avec un quelconque atomisme. Dans son avant-propos, il dénonce d’emblée le contresens qui tend à faire de l’individualisme une apologie de l’individu isolé ou autosuffisant :
« Je prie seulement le lecteur de n’avoir pas peur du titre. Il aura si souvent entendu dire que l’individualisme, c’est l’égoïsme, l’isolement de l’individu obligé de se suffire à lui-même et conduit à se désintéresser de ses semblables, qu’il est en droit d’être prévenu contre le mot : les plus honnêtes gens s’y sont trompés ».
Les hommes vivent en société, c’est un trait fondamental de la nature humaine. L’individu réel est donc toujours membre d’une association et c’est par l’association qu’il développe son individualité. Schatz écrit :
« L’homme vivant est toujours uni à d’autres individus qui composent avec lui la famille, la tribu, la cité, la corporation, la nation, et l’individualisme a donc pour objet, comme tout système social, les rapports que l’homme réel entretient nécessairement avec ses semblables. Quant à l’égoïsme, c’est-à-dire à l’état d’un individu qui volontairement, se replie sur lui-même et se désintéresse de ses semblables, il est le pire des obstacles que rencontre l’individualisme, puisque l’individualisme prétend amener chaque individu à son complet état de développement en lui faisant comprendre qu’il n’est rien et qu’il ne peut rien sans le concours des autres hommes, que leur bonheur et leur prospérité ont leur contre-coup sur sa prospérité et sur son bonheur, en élargissant par conséquent de plus en plus le domaine auquel s’étend son intérêt personnel ».
Quels sont les caractères essentiels du vrai individualisme ?
À l’origine, les deux termes d’ « individualisme » et de « socialisme » sont une invention des saint-simoniens, fondateurs du socialisme moderne. Ils utilisèrent pour la première fois le mot d’individualisme pour décrire la société concurrentielle à laquelle ils étaient opposés et inventèrent ensuite le « socialisme » pour décrire la société planifiée.
Schatz s’en prend aux conceptions de la justice sociale et de la solidarité chères au socialisme de Jean Jaurès et de Victor Basch. Leur collectivisme égalitaire et autoritaire est foncièrement contradictoire avec l’aspiration à la liberté individuelle, c’est-à-dire à l’initiative et à la responsabilité personnelle.
En réalité l’individualisme défend l’association. Mais à la différence du socialisme, il la veut seulement libre. Toute association peut devenir tyrannique, si elle devient monopolistique, protégée par la force de la loi. L’association libre est donc une association soumise à la concurrence.
De même que l’association doit pouvoir se former librement dans tous les domaines, de même elle ne doit pas annihiler la personnalité de ses membres, mais, au contraire, la développer en augmentant leur puissance d’initiative. L’individualisme est donc, par essence, la recherche d’un accroissement constant d’initiative individuelle dans le cadre d’une coopération avec les autres.
Socialisme et individualisme
Socialistes et individualistes, explique Schatz dans sa conclusion, sont en fait deux façons différentes de comprendre la raison d’être de la société et le rôle social de l’individu :
1° L’individualisme considère la société comme née des besoins des hommes. Son premier devoir est de durer ; le second de devenir meilleure, à mesure que chacun des éléments qui la composent comprend mieux le profit qu’il retire de la vie commune et contribue volontairement à l’améliorer. Pour l’individualisme, une société n’est heureuse que si elle jouit d’une certaine prospérité matérielle ; elle n’est prospère que si chacun des individus qui la composent peut agir pour créer de la valeur par son effort et son initiative. L’effort et l’initiative de chacun conditionnent donc le bonheur commun.
2° Le socialisme, consciemment ou inconsciemment, considère la société comme une construction arbitraire de l’intelligence humaine, destinée à réaliser une certaine fin morale qui est l’égalité et subordonnée à la réalisation de cette fin. L’autorité patronale ferait place au sentiment personnel du devoir et les rapports économiques reposeraient uniquement sur la sympathie et l’altruisme.
Quel est le rôle du pouvoir ?
1° Pour l’individualisme, le rôle de toute autorité extérieure à l’individu, qu’elle dérive de la force ou de la simple supériorité économique ou morale, n’est jamais de le rendre heureux malgré lui, mais seulement de le mettre dans une situation telle qu’il lui soit possible de travailler lui-même à améliorer son sort et qu’il soit incité à le faire.
2° Pour transformer la société le socialisme compte sur une autorité extérieure à l’individu — État, majorité ou collectivité, — qui impose à l’individu un certain genre de vie et une certaine condition économique. Le socialisme est, par essence, une suppression d’autonomie et de responsabilité individuelles, tendant naturellement au collectivisme qui serait la disparition intégrale de l’une et de l’autre.
On le voit donc, derrière les dénonciations de l’individualisme, se cachent beaucoup de malentendus et de clichés mais aussi des enjeux politiques et culturels. L’anti-individualisme vertueux dont se parent certains hommes d’influence, est souvent une façon de faire oublier le socialisme archaïque qui les anime. De ce point de vue, la réédition du livre d’Albert Schatz est un antidote à l’idéologie dominante de nos sociétés, le collectivisme démocratique, la négation de l’initiative privée au profit d’une sphère publique toujours plus envahissante et confiscatoire.
– Albert Schatz, L’individualisme économique et social (1907), Les Belles Lettres, septembre 2013, 557 pages.
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Publié initialement sur 24hGold.