L’art et la morale ont ceci de commun qu’ils seraient inconcevables si la réalité se limitait aux faits bruts.
Avant d’aller plus loin dans ces considérations, il est un autre point sur lequel il faudrait s’arrêter : celui de l’importance du langage. En effet, le choix moral suppose qu’il y ait un débat de l’âme avec elle-même (évidemment, il peut toujours y avoir consultation, dialogue avec un autre, mais en définitive, c’est en l’esprit de celui qui agit que le débat doit se résoudre, sans quoi il n’est plus l’agent d’un choix moral, mais un simple exécutant.) Or ce débat ne pourrait avoir lieu si l’homme ne possédait comme son bien propre le langage articulé. En effet, nos actes ne résulteraient alors que de tendances caractérielles plutôt que de l’intention d’agir en accord avec ce que nous percevons comme un bien. Par ailleurs, l’art, tout art, est langage : il y a toujours un émetteur (par exemple le compositeur ou l’orchestre qui interprète sa symphonie) et un destinataire (l’auditeur dans le cas de la musique). Or le langage de tous les langages (on pourrait dire leur langue commune) est le langage verbal, ou le langage naturel : lui seul permet l’explication des arts entre eux. On imagine mal qu’un homme s’exprime sur la correspondance des arts à l’aide de couleurs, par exemple, mais il est possible, jusqu’à un certain point, de traduire l’expérience de la peinture en mots. En fait, on pourrait dire que le langage naturel est le traducteur universel de toutes les expériences (celui qui rend suprêmement compte de leur caractère intelligible) ; qu’il est le bien le plus intime de l’âme dans son pouvoir d’expression. C’est pourquoi, dans cette étude, de tous les arts je privilégierai la littérature, si proche et si lointaine.
Il est une constatation qui pour évidente qu’elle paraisse mérite, me semble-t-il, l’attention : chacun parle, l’illettré comme le plus grand prosateur. Nous sommes en présence d’un bien commun. Voilà qui déjà met à part la littérature. En effet, peu d’hommes peignent, peu jouent du violon ; mais la littérature, elle, prend pour matériau ce qui en fin de compte est le bien de tous. En ce sens, c’est peut-être l’art le plus démocratique qui soit (surtout si l’on inclut les traditions orales) ; et pourtant elle
Hubert Aquin
demeure en un sens lointaine : peu d’hommes deviennent écrivains, encore moins de très grands écrivains, et même le fait d’être bon lecteur n’est pas à la portée de tous. La littérature est donc véritablement proche et lointaine ; on pourrait dire que tout se joue dans un certain excédent de sens qu’il faut être capable d’apprécier. Ainsi, on trouve dans Neige noire d’Hubert Aquin cette phrase admirable : « Le temps est une vierge enceinte. » L’esprit que j’évoquais plus haut, sensible aux seuls faits positifs, n’y verrait sans doute qu’un paradoxe ; il nous dirait qu’on est l’un ou l’autre, vierge ou enceinte, mais jamais les deux à la fois. Et pourtant nous percevons dans cet énoncé plus de contenu qu’en une explication que l’on voudrait claire, nettoyée de tous tropes, sur la nature du temps. La traduction de la phrase du romancier québécois en termes purement logiques donnerait à peu près ceci : « Bien que tout naisse dans le temps, le temps demeure égal à lui-même ». Ce serait là un grave appauvrissement : l’énoncé d’Aquin, lui, en plus de son contenu logiquement analysable, transmet, par son caractère poétique, un nombre incalculable de contenus (ou pour mieux dire, un nombre de contenus toujours à la mesure de la sensibilité du lecteur) dont les plus évidents sont ceux de pureté (« vierge ») et de puissance génésique (« enceinte »). Il y a donc là excédent : l’énoncé poétique excéderait son contenu conceptuel le plus manifeste. De plus, il faut noter que nous sommes en présence d’un oxymoron qui montre que l’intelligence a cette capacité d’appréhender, au-delà de ses expériences fragmentaires et contradictoires, la totalité où les termes contraires se révèlent dans leur complémentarité. L’oxymoron, pourrait-on dire, témoigne de la possibilité, pour l’esprit, de déborder les données immédiates de l’expérience.
La littérature nous met donc en présence de la vraie puissance du langage ; elle excède de loin la traduction d’un ordre de faits en termes univoques, et c’est sans doute l’une des raisons qui en fit une des grandes éducatrices du genre humain, car notre vie d’homme est d’abord et avant tout définie par des choix moraux qui eux-mêmes ne sont possibles que si l’on conçoit la personne comme réalité qui dépasse (et donc excède) l’ensemble des faits empiriques qui nous constituent.
Frédéric Gagnon
Notice biographique
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