Le 26 octobre 2011, Les Aventures de Tintin : Le secret de la licorne sortait en France au cinéma et faisait sensation. Comment Steven Spielberg a-t-il réussi à séduire le public européen en s’emparant du géant belge de la bande dessinée ? Quel fut le parcours du jeune détective, depuis les planches de Hergé aux toiles des cinés ?
Pour la génération 1990, adapter Tintin rappelle immanquablement la série télévisée de Stéphane Bernasconi au générique inoubliable. Mais le défi de l’adaptation du héros de Hergé n’a pas attendu 1991.
La première tentative est faite en 1947, soit 18 ans après le premier tome de la bande dessinée. La réalisatrice belge Claude Misonne (de son vrai nom Simone Swaelens) s’attaque au culte Crabe aux pinces d’or. Cette première adaptation se fait en animation image par image, mais les frais de production coulent la société et le film achevé est saisi après son unique projection publique. Un début fracassant pour Tintin au cinéma qui laissera froid les producteurs intéressés.
Alors que les ventes des albums montent en flèche, le français Jean Nohain réalise la première série des Aventures de Tintin pour la télévision. Le programme semi animé diffusé entre 1957 et 1959 relance les projets et, alors que les albums atteignent le million de ventes, Jean-Jacques Vierne sort en 1961 Tintin et le mystère de la toison d’or au cinéma. Il fait le pari de prises de vue réelles et de comédiens grimés pour interpréter les célèbres personnages. Le scénario n’est pas tiré d’un album mais une création d’André Barret et Rémo Forlani. La même année sort la deuxième série télévisée des Aventures de Tintin par le belge Ray Goossens. Comme Jean Nohain et Stéphane Bernasconi après lui, le réalisateur fait le choix d’une adaptation animée.
Tintin et le mystère de la toison d’or
© Columbia TriStar
A partir de là les récits de Tintin se suivent dans les salles : en 1964 André Barret écrit un second scénario original, Tintin et les oranges bleues, mis en scène en prises en vue réelles par le français Philippe Condroyer. En 1969, les belges reprennent le fleuron national et le style des animés avec Tintin et le temple du soleil réalisé par Raymond Leblanc. L’adaptation de l’album est confiée à Michel Greg, rédacteur en chef du Journal de Tintin de 1965 à 1974. Le film rencontre un succès plus important que les précédentes tentatives et dépasse les deux millions de spectateurs au box office français. La collaboration de Michel Greg et Raymond Leblanc est entièrement tournée vers Tintin, car outre ce film, Raymond Leblanc dirige avec Georges Lallemand la société Le Lombard qui publie Le Journal de Tintin depuis 1946. Forts de leur succès, les deux hommes sortent en 1972 un second film en animation Tintin et le lac aux requins. Cette fois-ci le scénario est une création originale de Michel Greg.
Il fallut ensuite près de trente ans pour que Tintin réapparaisse en salles. Loin des adaptations précédentes, Steven Spielberg offre au reporter sans âge une nouvelle jeunesse grâce à une toute nouvelle technologie.
© Sony Pictures Releasing France
Cette belle aventure entre Tintin et Spielberg débute en 1981. Steven Spielberg est en Europe pour présenter Indiana Jones, les Aventuriers de l’arche perdue et découvre partout dans les articles de presse qui lui sont dédiés « Tintin ». L’américain croit d’abord à un adjectif français qu’il ne connaît pas mais en se renseignant il découvre le personnage emblématique de Hergé auquel les critiques et journalistes comparent Indiana Jones. Comme lui, Tintin parcourt le monde à la recherche d’un trésor ou d’un mystère irrésolu. Spielberg dévore les albums et découvre dans le style et le découpage de Hergé un langage cinématographique fort. Les couleurs, les expressions, les onomatopées, et les cadres de chaque vignette racontent une part du récit, et le cinéaste nouveau fan n’attend pas les traductions pour se jeter sur tous les albums de la série.
Admiratif et inspiré par la découverte de cet univers, il contacte Hergé en 1983 et convient avec lui d’une entrevue afin d’exposer les solutions d’adaptations de Tintin au cinéma. Mais Hergé décède peu de temps après l’appel de Spielberg, le 3 mars 1983, et les deux artistes ne se rencontreront jamais. Emue par le projet du cinéaste, la veuve du dessinateur l’invite en Belgique pour visiter l’atelier de Hergé et développer le projet de Spielberg. Elle lui cède alors les droits d’adaptation des Aventures de Tintin.
Dès lors, Steven Spielberg réfléchit à l’esthétique du film et songe prendre des comédiens pour respecter l’environnement réaliste de la BD. Il imagine des décors et costumes stylisés pour correspondre fidèlement aux traits du dessinateur. Pour parfaire l’illusion, les acteurs porteront des prothèses… Mais un problème subsiste parmi toutes ces prévisions : Milou. Jamais un chien réel ne pourra être aussi expressif et précis que ce fidèle compagnon, personnage à part entière dans l’oeuvre de Hergé. C’est alors que Spielberg se tourne vers Peter Jackson et sa société Weta pour réaliser des essais d’un chien numérique parmi des acteurs réels. Weta travaillait alors sur King Kong et le sublime personnage numérique de Gollum pour la trilogie Le Seigneur des Anneaux, deux films de Peter Jackson.
En présentant son projet à Peter Jackson, Spielberg rencontre un immense fan de Tintin. En effet, le réalisateur connaît ses aventures depuis son enfance et a grandi en s’inspirant des enquêtes de son héros. Un marché est passé, ce projet devient le leur. Il est alors question d’au moins deux films : Le secret de la licorne réalisé par Spielberg et produit par Jackson et Le temple du soleil réalisé par Jackson et produit par Spielberg, prévu pour 2015.
Entre réalisation et production, les deux hommes s’accordent parfaitement. Spielberg représente le public américain et canadien qui connaît peu ou pas Tintin, et Jackson se fait le porte-parole d’un public de type européen pour qui Tintin représente une institution.
Peter Jackson en Haddock pour les essais d’intégration de Milou
© Weta
La réalisation des essais de Milou est un succès, mais Spielberg voit déjà plus loin. Inspiré par Avatar de James Cameron, il profite du monopole de Weta en matière de motion capture pour faire le choix d’un film entièrement en performance capture (en plus d’enregistrer les mouvements et les gestes du comédien, des capteurs plus précis enregistrent également les mouvements de son visage pour les attribuer à un personnage numérique). Les metteurs en scène sont désormais allégés du poids des prothèses artificielles et peuvent librement choisir leurs comédiens sans se soucier des ressemblances avec les personnages de la BD. La participation d’Andy Serkis au projet est alors toute naturelle, son nom est indissociable de la performance capture depuis son interprétation de Gollum. Il se verra confier le rôle du capitaine Haddock.
Andy Serkis et Jamie Bell (Tintin) sur le tournage du Secret de la Licorne
La performance capture leur permet également d’obtenir l’esthétique fidèle aux dessins de Hergé. Les personnages sont d’un réalisme idéal en matière d’expressions et de mouvements tout en conservant la ligne claire représentative du dessinateur. Les personnages numériques sont directement intégrés à des décors de nature semblable. Poursuivant l’inspiration d’Avatar, Steven Spielberg choisit une exploitation 3D des images numériques. La qualité de cette technologie en progrès ne dénature en rien l’esthétique de la bande dessinée même si celle-ci est par nature en deux dimensions. Ayant perçu l’essence du style du découpage et de la narration de Hergé, Spielberg peut ainsi apporter sa touche personnelle très cinématographique sans nuire à l’univers de Tintin. Il utilise alors des outils propres au cinéma tels que les fondus enchaînés, très stylisés dans ce film, et les scènes en plan séquence absolument irréalisables en BD.
Si les réalisateurs se font les défenseurs de l’oeuvre de Hergé, ils ne font cependant pas le choix d’une adaptation directe d’un album. Le Secret de la Licorne étant le premier film d’une trilogie ou série, il leur était primordial qu’il y soit mention de la rencontre de Tintin et du capitaine Haddock ; cet événement est emprunté à l’album Le crabe aux pinces d’or duquel le reste du récit n’est pas tiré. Seuls quelques clins d’oeil visuels lui sont attribués au cours du film.
© Sony Pictures Releasing France
Concernant la trame narrative, ils s’étaient entendus sur Le secret de la licorne mais estimaient que l’album ne contenait pas suffisamment d’éléments pour fournir un long métrage. Ils ont donc choisi d’y ajouter des éléments de l’intrigue du Trésor de Rackham le rouge nourrissant le passé du personnage de Haddock. Leur choix a pu être critiqué par des fans incontestés revendiquant la richesse de ces albums dont la lecture est très fournie. Mais je pense que leur choix allait justement dans le sens de la richesse des albums. Qu’ils soient lus ou vus, ils ne sont pas perçus de la même manière, et la combinaison des deux (voire trois) albums procurent au cinéma la même sensation d’abondance qu’à la lecture d’un album seul. Ils ont adapté cette perception selon la durée et le rythme du film afin que celui-ci procure aux spectateurs autant d’euphorie qu’un album dessiné. Ce parti est conservé pour le film réalisé par Peter Jackson qui sera le mélange des Sept boules de cristal et du Temple du soleil (les deux albums se suivent et se complètent dans la série de Hergé).
Une autre liberté prise par les réalisateurs envers les albums des Aventures de Tintin : Milou ne parle pas. En effet dans les albums, le compagnon de Tintin se permet de nombreuses remarques et observations sur le déroulement de l’enquête. Ici, ils n’ont pas désiré attribuer une voix au chien fidèle, jugeant que cette forme n’est pas efficace au cinéma et qu’elle ne ferait que nuire à l’univers réaliste dressé par Hergé. Une remarque intelligente et construite quand on voit l’effet ravageur du choix contraire dans l’adaptation de Boule & Bill par Alexandre Charlot et Franck Magnier.
Au vu de la filmographie des adaptations de Tintin, il semble que Steven Spielberg et Peter Jackson aient trouvé le dosage adéquat pour relever avec brio ce défi. L’oeuvre de Hergé était novatrice et contemporaine, pour la transcrire au cinéma il fallait faire preuve d’inventivité et d’audace ; chaque support artistique a son langage propre et même dans le cas de la bande dessinée, très proche de la grammaire cinématographique, une traduction s’impose. Rendez-vous l’année prochaine pour constater si le duo aura su renouveler l’expérience sans la copier platement.
Marianne Knecht