Par Anton Suwalki.
« Je n’achèterai plus jamais d’aliment contenant de l’huile de palme. Elle est responsable de la déforestation, de la disparition des derniers orang-outang, c’est une huile hydrogénée mauvaise pour la santé, et ça enrichit les multinationales. » Ces propos tout en nuances m’ont été récemment tenus par un « consommateur citoyen ». Même pas besoin de le torturer pour qu’il avoue ses sources. Il venait de voir le documentaire de France 5 : « Palme : une huile qui fait tâche ». La leçon a été bien retenue, semble-t-il ! Lorsque les écologistes inventent un nouvel objet à détester, on peut s’attendre à un véritable matraquage médiatique. Concernant le palmier à huile, la machine infernale est lancée, et ça ne fait que commencer.
Dans la foulée de ce documentaire, citons un talk-show sur RTL-B, une émission de la Tête au carré sur France Inter, avec pour invité principal Emmanuelle Grundmann, auteur d’un livre intitulé Un fléau si rentable : vérités et mensonges sur l’huile de palme.
Cette biologiste naturaliste et documentariste est l’auteur de plus de quinze ouvrages, essentiellement consacrés aux primates et aux forêts. La voici donc qui s’intéresse à la culture du palmier à huile et à l’industrie de l’huile de palme. Nous avions publié sur Atlantico (le seul média en ligne qui ait accepté la publication) une tribune traitant de la communication relative à la parution de ce livre :« Notons tout d’abord que l’éditeur présente ce travail sur l’huile de palme comme « la première enquête documentée, rigoureuse et impartiale sur ce nouvel or ‘vert’ qui fait le tri entre les vérités et les mensonges qui polluent le débat. » De fait, nous ne sommes pas en mesure de discuter du contenu détaillé de cet ouvrage à paraître, mais sa supposée crédibilité et son impartialité tant vantées a priori par l’éditeur apparaissent d’ores et déjà très douteuses, et laissent craindre le pire. »
Un pari, certes, mais en définitive pas très risqué. À son crédit, Emmanuelle Grundmann prend soin d’adopter un ton plus posé, loin de la grossièreté et des borborygmes d’une Marie-Monique Robin. Pour le reste, on est plus que réservé sur sa capacité à démêler la vérité des mensonges, à peser le pour et le contre.
Beaucoup d’informations totalement erronées
Tout d’abord, Emmanuelle Grundmann semble avoir essentiellement été débriefée par ce qu’elle appelle pudiquement les « ONG », telles que la WWF ou Friends of the earth, dont nos lecteurs connaissent la très grande objectivité. Ensuite, il y a dans le lot des informations facilement vérifiables de telles énormités que le doute est permis concernant tout le reste. Citons quelques exemples :
- Les holdings Palmia et Sifca auraient ainsi investi 154 milliards de dollars dans la construction d’une raffinerie à Abidjan, mise en service en 2010. Comme la plupart des journalistes, Emmanuelle Grundmann n’a aucun sens des ordres de grandeur réalistes : 154 milliards de dollars, c’est 6 fois le PIB ivoirien, ou l’équivalent d’une cinquantaine de plateformes pétrolières en mer très profonde ! Au cours actuel de l’huile de palme et avec une production de 418 000 tonnes par an, et à supposer que le vil exploiteur ne paie même pas ses salariés, cela fait seulement… quelques centaines d’années pour espérer amortir l’installation (ne parlons même pas de profit). On savait que les multinationales étaient très, très méchantes, mais on ignorait qu’elles étaient aussi peu perspicaces en matière d’investissement ! Qui a soufflé cette ânerie à Emmanuelle Grundmann ? On ne le saura pas.
- Les thèmes environnementaux de la déforestation, qui intéressent tant l’auteur amie des primates et à la fibre écologiste, sont aussi maltraités. « Aujourd’hui, le palmier à huile représente un dixième des terres cultivées de la planète », affirme l’auteur. Elle s’est simplement trompée d’un facteur de 1 à 10, si on en croit les statistiques de la FAO ! Ces chiffres lui ont-ils été soufflés par les ONG ? « (..) dans le cas de l’Indonésie, 56% de l’extension de ces cultures se font au détriment des forêts ». Autre information douteuse dont Emmanuelle Grundmann se garde bien de donner la source. Doit-on d’ailleurs comprendre 56% actuellement ? Ou bien 56% depuis l’essor de la culture du palmier à huile ? Chacun comprendra le chiffre dans le sens qu’il voudra. Or si l’auteur admet que « l’huile de palme pourrait devenir une ressource lipidique durable si elle était par exemple cultivée sur des terres dégradées », il semble que ce soit majoritairement le cas, comme l’indique Alain Rival, spécialiste de l’huile de palme au CIRAD : « Sur les 21 millions d’hectares de forêt primaire qui ont disparu en Indonésie entre 1990 et 2005, seulement 3 millions correspondent à la création de palmeraies. Quid des 18 millions restant ? Les concessions forestières sont accordées par les pouvoirs publics d’abord pour l’exploitation du bois. Lorsqu’elles ne sont pas replantées, les surfaces déforestées sont laissées en friche jusqu’à ce qu’elles deviennent des savanes dégradées qui seront, ou non, reconverties pour des activités agricoles. (6) » 3 millions d’hectares sur 21, cela fait 15%. Et à tout prendre, ne vaut-il pas mieux des palmeraies que des savanes dégradées ?
- Qui dit déforestation dit bilan carbone, et Emmanuelle Grundmann n’hésite pas à affirmer « [qu’]en 2010, la déforestation pour de nouvelles plantations de palmiers a résulté dans l’émission de 140M de tonnes de CO2. Des taux records [sic ! 140 M est un « taux »] qui ont placé l’Indonésie dans le peloton de tête des pays émetteurs de gaz à effet de serre, derrière les États-Unis et la Chine ». Là encore, on se gratte la tête devant une telle énormité. L’Indonésie n’est même pas dans les 10 premiers émetteurs mondiaux en termes d’émissions totales, mais de plus elle n’est même pas dans la moyenne mondiale en termes d’émissions de CO2 par habitant (respectivement 1,7 tonne et 4,4 tonnes). Comment peut-on être journaliste en 2013, et écrire de pareilles âneries, à une époque où toutes ces informations sont aisément disponibles ?
Un petit complot en veux-tu ? En voilà !
Un bon livre écologiquement correct ne va pas sans un petit couplet complotiste. En Indonésie toujours, « la majeure partie des feux de forêts de 1997-1998 est imputable à une (..) cause : le palmier à huile, de manière directe ou indirecte. Il est d’abord intéressant de noter que lors du dernier grand El Niño en 1982-1983, les feux étaient sinon inexistants, du moins rares, Le fait qu’il n’y ait eu à cette époque aucune compagnie exploitant le palmier à huile relève-t-il de la simple coïncidence ? »
Non, répondra de lui-même le lecteur, avant même de lire les très minces preuves à charge. Là où la question insidieuse devient comique, c’est lorsqu’on sait que les incendies de 1982-1983 étaient tout sauf rares : « L’Est-Kalimantan a enduré une très longue période de sécheresse de juin 1982 à avril 1983. La superficie des forêts brûlées est évaluée à environ 3,6 millions d’hectares. Aucun incendie de cette ampleur n’avait eu lieu auparavant. Des saisons sèches prolongées se sont renouvelées en 1987, 1991, 1994 et 1997, et les surfaces touchées par les feux de forêt se sont élevées respectivement à 49.323 ha en 1987, 118.881 ha en 1991, 161.798 ha en 1994 (Deddy et Brady 1997), et 263.992 ha en 1997. » Soit selon ces estimations, en 1982-1983, plus de 13 fois l’ampleur des dévastations de 1997-1998. À la limite, si coïncidence il fallait y voir, ça serait pour se demander si les compagnies exploitant le palmier à huile n’ont pas au contraire mis toute leur énergie à empêcher les feux de forêt !
Inutile de donner dans l’angélisme, et admettons tout de même la plausibilité de feux de forêts criminels dont auraient été responsables des compagnies exploitant le palmier à huile : on peine déjà à comprendre la notion de responsabilité « indirecte » évoquée par Emmanuelle Grundmann. Mais surtout, sur quoi reposent ses accusations ? L’analyse (sans la moindre référence indiquée) de cartes satellitaires et « de nombreux témoignages » (sic !), indiqueraient que de 50 à 80% des feux de Bornéo étaient imputables à l’expansion des palmiers à huile. « De nombreux témoignages » ! Voilà ce qu’on appelle la précision journalistique. Notons que l’on a peu de raison de donner du crédit à ces chiffres, compte tenu de toutes les carabistouilles précédemment relevées.
Emmanuelle Grundmann se base par ailleurs sur l’« étude » d’un certain Christian Gönner, ethnologue qui sait faire parler le bon sens indigène : « Ces feux ne tombent pas du ciel », pontifie-t-il. Faut-il le souligner, aucune preuve solide à l’appui de ses allégations… C’est probablement dans l’œuvre de ce monsieur qu’Emmanuelle Grundmann a pêché l’info selon laquelle « Pendant [El Niño] 1982/83 il n’y avait pas de compagnies palmistes et pas de feux, et [en 1997-1998] il y avait ces compagnies et il y a eu ces feux ».
Quand on est journaliste, pourquoi se fatiguer à vérifier une information ?
L’huile de palme, mauvaise pour la santé ?
La partie consacrée au volet sanitaire du livre comporte moins d’erreurs techniques ou factuelles que le volet environnemental1, mais elle n’en est pas exempte. Après avoir expliqué les avantages physiques qui font de l’huile de palme un candidat idéal pour l’industrie alimentaire – solidité à température ambiante avec un point de fusion élevée, excellente conservation, etc., Emmanuelle Grundmann est même capable de reconnaître quelques-unes de ses vertus. Mais c’est pour aussitôt les relativiser. Ainsi, elle souligne sa teneur élevée en β-carotène, précurseur de la vitamine A. Mais, nous dit-elle, « une absorption trop importante de vitamine A, peut être problématique notamment pour une femme enceinte ». Or, même en faisant abstraction du facteur de conversion2, on peut calculer que pour atteindre le seuil de toxicité chronique, il faudrait ingérer plusieurs décilitres d’huile par jour, et plus d’un litre pour atteindre le seuil de toxicité aigüe ! Faut-il mettre en cause le manque de sens des réalités chez Emmanuelle Grundmann, ou bien sa mauvaise foi ?
La discussion sur les acides gras trans se veut sans doute équilibrée, elle est surtout confuse. Si elle est riche en acides gras saturés qui lui procurent ses qualités industrielles, l’huile de palme est en effet exempte d’acides gras trans, présents naturellement dans certains aliments, mais surtout dans les huiles insaturées que l’industrie transforme pour obtenir des qualités équivalentes. « Vaut-il mieux donc consommer des huiles végétales riches en acides gras saturés telles que l’huile de palme ou de coco, plutôt que des huiles hydrogénées et riches en acides gras trans ? » . Pour répondre à cette question, Emmanuelle Grundmann donne la parole à Irène Margaritis, de l’ANSES qui considère que c’est « remplacer un mal par un autre mal ». Un réponse sommaire et un peu surprenante, quand on lit le rapport de l’AFSSA sur le site de l’ANSES : les acides gras trans ont bien une nocivité spécifique, et l’organisme recommandait d’en réduire la consommation. C’est d’ailleurs en partie en fonction de cet objectif que l’huile de palme s’est imposée en substitut des huiles hydrogénées.
Si la surconsommation d’acides gras saturés (AGS) pose problème, selon l’ANSES elle-même, ceux-ci ont la propriété d’augmenter globalement le taux de cholestérol, accroissant le « mauvais » (LDL), comme le « bon » (HDL). Dans le cas des acides gras trans, le mauvais cholestérol augmente, mais le bon diminue ! On est donc très loin de l’équivalence, de « remplacer un mal par un autre mal », comme l’affirme par Emmanuelle Grundmann. Selon les données scientifiques actuelles, à consommation égale, les AGS issus de l’huile de palme apparaissent comme moins nocifs que ceux issus des huiles hydrogénées.
Si la dose fait le poison, pourquoi s’en prendre à l’huile de palme ?
L’auteur rappelle à juste titre que « le poison n’est pas dans le produit mais dans la dose ». Concédant même que « [le fait] qu’une barre de chocolat ou un paquet de chips contienne de l’huile de palme n’est pas problématique en soi, s’il est intégré dans une alimentation variée ». En lisant cela, on se demande dès lors ce que viennent faire ces considérations dans un livre qui n’est pas consacré à la nutrition, mais qui est un réquisitoire contre l’huile de palme. Or, perdue dans les méandres de la « pensée globale », elle se révèle incapable de démontrer une responsabilité particulière de cette huile dans « l’épidémie mondiale d’obésité » qu’elle dénonce.
Dans l’émission « La tête au carré » à laquelle elle participait, elle n’hésitait pas à affirmer que : « quand on regarde la consommation d’acides gras, la majorité sont ceux qui sont issus de l’huile de palme ». Quand bien même cela serait vrai, cela ne suffirait pas à accuser en soi l’huile de palme, le véritable problème étant les excès de consommation de gras dans les habitudes alimentaires. Or même cela n’est pas vrai : l’huile de palme ne joue un rôle important qu’en termes d’apport en AGS, et encore ! Si on se fie aux propres estimations d’Emmanuelle Grundmann3, la consommation individuelle moyenne d’huile de palme serait de 5,5 g/jour en France, ce qui représente moins de 3 g/jour d’AGS, compte tenu de la composition de cette huile. Soit moins de 10% de la consommation totale d’AGS chez un adulte4 !
Dans ces conditions, les arguments sanitaires visant à justifier l’« amendement Nutella »5 apparaissent d’autant plus comme de simples prétextes. À quand un amendement « Justin Bridou », ou anti-côte d’agneau6 ?
De ce dernier point de vue, la pseudo-démonstration d’Emmanuelle Grundmann est exemplaire : ayant totalement échoué à démontrer la nocivité particulière de l’huile de palme, elle nous égare ensuite avec les poncifs sur les fast-foods, les frites de McDonald’s et ses Big Macs. Citant, une fois n’est pas coutume, une étude américaine, elle interpelle ses lecteurs sur le fait que la présence à proximité des écoles augmente de 5% le risque d’obésité des jeunes7… Pour un peu, elle apporterait presque la preuve involontaire d’une responsabilité assez marginale des fast-foods dans le réel problème sanitaire que constitue l’obésité précoce. Mais au fait, les fast-foods utilisent-ils massivement l’huile de palme ? Dans les McDonald’s canadiens, l’huile de palme ou des dérivés sont visiblement assez peu présents, sauf dans les pâtisseries. Et sentant le vent tourner, McDonald’s a annoncé dès 2010 y avoir renoncé « en France et même en Europe » pour ses fritures, et il en est visiblement de même pour Quick et Burger King. Le chapitre du livre consacré à l’« épidémie mondiale d’obésité » n’en apparait qu’un peu plus à côté de la plaque.
Conclusion : les errements de la pensée globale
Il ne s’agissait certes pas dans cet article de parer l’huile de palme de toutes les vertus, loin de là. Toutefois, un constat s’impose : l’acte d’accusation contre l’huile de palme est bien bancal, et le réquisitoire d’Emmanuelle Grundmann est tellement truffé d’erreurs et d’approximations que le procès devrait, au moins provisoirement, se conclure par un non-lieu. Non, l’huile de palme n’est pas le fléau qu’elle et la mouvance écologiste dénoncent avec virulence.
Pourquoi tant de haine, alors ? Avançons une hypothèse : la dénonciation de l’huile de palme s’inscrit dans une pensée globale antisystème confuse, basée sur la nostalgie d’une nature et de modes de vie perdus et idéalisés dont la mondialisation nous éloigne un peu tous les jours. À défaut d’être capable d’y opposer une alternative crédible, on s’invente des objets de détestation, tels que l’huile de palme, censée concentrer et résumer tous les maux du système : déforestation, perte de biodiversité, intégration économique du Sud au profit des multinationales, rapprochement des modes de vie, malbouffe au nord, etc.
Peu importent les approximations, les raccourcis et les mensonges, dès lors que luit l’espoir de mettre quelques grains de sable dans le système, quitte au passage, à punir les mauvais citoyens-consommateurs, surtout aux revenus modestes, qui supporteront les taxes. Quant aux conséquences pour les petits producteurs et les travailleurs agricoles qui seraient soumis au boycott de l’huile de palme, Emmanuelle Grundmann y a-t-elle seulement pensé ? Les fameuses multinationales qui sont supposées être dans son collimateur, elles, s’en remettraient sans aucun doute, même en utilisant des substituts plus chers.
Certes, soucieuse de donner une image modérée d’elle-même, Emmanuelle Grundmann ne se prononce pas pour le boycott contre « l’un des fléaux du XXIème siècle », prônant simplement de restreindre son utilisation (« une priorité de santé publique » – sic!) et « de prendre le chemin d’une durabilité effective ». Pendant ce temps, les appels au boycott fleurissent sur la toile8.
— Emmanuelle Grundmann, Un fléau si rentable : vérités et mensonges sur l’huile de palme, Calmann-Lévy, août 2013, 264 pages.
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Sur le web.
- Pour une synthèse rapide sur le sujet : L’huile de palme est-elle vraiment si mauvaise ? Science et Pseudosciences, octobre 2013. ↩
- le rapport entre la quantité de β-carotène présente dans l’aliment et l’apport final de vitamine A. ↩
- Ses références, lorsqu’elles ne sont pas absentes, sont bien douteuses. La source serait ici les statistiques du « ministère de l’Alimentation » (sic !). ↩
- Consommation journalière d’AGS de l’ordre de 32g/jour. ↩
- Amendement au sujet duquel Emmanuelle Grundmann ne trouve évidemment rien à redire. Elle préfère commenter dans le chapitre qui lui est consacré les réactions des lobbies. ↩
- Se reporter aux teneurs en AGS pour 100 grammes des tables nutritionnelles de l’ANSES pour la côtelette d’agneau ou certaines charcuteries. Éloquent ! ↩
- En réalité, les odds ratio sont selon les auteurs de 1,06 (Intervalle de confiance à 95% :1,02 – 1,10) pour le surpoids et de 1,07 (IC 95% :1,02 – 1,12). ↩
- Pour ne prendre qu’un seul exemple, se reporter au slogan particulièrement inspiré des fanatiques de Terre sacrée : “Ne détruisons plus les forêts tropicales avec nos mâchoires d’occidentaux… Ne mangeons plus d’Orangs-Outans à notre insu ! Le pouvoir est entre nos dents ! »… ↩