Mais il vient toujours une heure dans l'histoire où celui qui ose dire que deux et deux font quatre est puni de mort.
Albert CAMUS
La Peste
Paris, Gallimard, Livre de Poche 132,
p. 107 de mon édition de 1965
Parmi les quelques éléments du culte funéraire présents dans les chapelles des mastabas d'Ancien Empire, au pied de la stèle fausse-porte offrant audéfunt l'opportunité de communiquer avec les vivants, avec ceux des membres de sa famille ou de ses amis qui, le plus longtemps possible, continueront à venir apporter les produits de bouche susceptibles de lui assurer son éternité, était habituellement installée une table d'offrandes.
Petit clin d'oeil, je présume, à son antique emplacement, de la part du Conservateur en charge de la vitrine 6 de la salle 5 du Département des Antiquités égyptiennes du Musée du Louvre, qui en a posé une ici devant nous, sur le sol de la partie nord.
Malheureusement non accompagnée de son cartel.
Bizarre décision similaire prise, d'ailleurs, pour les autres pièces à ses côtés : aucune indication de date, aucune indication de lieu de découverte, aucun numéro d'inventaire, aucune précision utile ...
Rien pour les définir aux yeux de toute personne quelque peu intéressée ou simplement du touriste lambda..
Pour ce qui me concerne, point de circonlocutions inutiles, point d'un langage chantourné : ne souhaitant nullement m'engager jusqu'à dénoncer un amateurisme de mauvais aloi, je ne peux, vous vous en doutez amis visiteurs, donner quitus à celui ou celle qui,depuis sa mise en place en décembre 1997, n'a pas pris le temps d'avoir envie de finaliser la conception de cette vitrine.
C'est franchement inadmissible dans un établissement public tel que le Louvre !
Quelles foudres vais-je m'attirer en osant ce réquisitoire ?
Certes pas puni de mort, comme dans l'exergue de ce matin, emprunté à Camus.
Je ne demande pourtant pas l'impossible !
Quatre ou cinq fiches signalétiques suffiraient à mon "bonheur".
En quelque quinze ans : une gageure ?
Conjecturons donc, voulez-vous, à propos de certains de ces objets : ainsi, à l'extrême gauche de ce bas de vitrine dont l'aspect inachevé m'indispose, vous distinguez une masse semi-circulaire : elle pourrait figurer un modèle de pain, ce qui la placerait ainsi en adéquate symbiose avec ces autres pains et galettes, réels, ceux-là, desséchés depuis des milliers d'années, à même le carré de tissu, à l'extrême droite et complétant vraisemblablement la série des trois que nous avions rencontrés sur l'étagère vitrée, immédiatement au-dessus.
En réalité, il n'en est rien ! Et sa place ici, par rapport à la thématique des aliments originellement prévue, se révèle à mes yeux totalement inadéquate ...
Ceci posé, si je me réfère à son origine, je puis quelque peu reconsidérer mon opinion mais tout en vous faisant remarquer que là ne résidait pas la finalité du projet !
En effet, après moult recherches, de cette pièce, brisant le silence imposé par l'absence de cartel, j'ai eu l'heur de trouver trace, sous la plume de Pierre Tallet, dans le catalogue, référencé en note infrapaginale, édité lors de l'exposition qui se tint à la fois à Paris au printemps 2002 et à Bruxelles à l'automne suivant, dédiée aux Artistes de Pharaon, entendez : à tous ces artisans de Deir el-Médineh qui contribuèrent un temps à la réalisation des hypogées royaux de l'Occident thébain. Mais également dans celui, plus récent, de l'exposition parisienne Les Portes du Ciel, grâce à une notice de Florence Maruéjol.
Il s'agit d'un poids en calcaire (E 14394), d'une hauteur maximale de 6 centimètres pour un diamètre de 14,5 exhumé par l'égyptologue français Bernard Bruyère d'une des maisons du village de Deir el-Médineh et entré au Louvre en 1935, suite à un partage de fouilles.
Nonobstant, le site internet officiel du Musée n'en fait point mention.
Si j'avais eu la bonne idée d'en effectuer un gros plan lors d'une de mes visites - ou de le solliciter auprès de l'un de mes deux lecteurs parisiens en étroite relation avec l'établissement -, vous auriez pu apercevoir une incision plus que bienvenue qui, comme à moi, vous eût mis la puce à l'ouïe : un poisson !
En outre, vous eussiez pu déchiffrer quelques hiéroglyphes stipulant Queue de poisson frais.
Vous avez en fait là devant vous un des exemplaires d'une série de poids mis au jour par B. Bruyère tout à la fois dans les habitations et dans les déblais entreposés à l'est de ce grand puits dont je vous avais déjà entretenu le 25 avril, puis les 2 et 9 mai 2009.
Ces poids déterminaient la quantité de poisson à répartir entre chacun des membres des équipes d'ouvriers sur les chantiers des tombeaux qu'ils préparaient pour les souverains défunts. Dans la mesure où tous étaient rémunérés en nature par le Pouvoir, ils recevaient chaque jour, pour autant bien sûr que les denrées aient été livrées de manière régulière, - ce qui n'était pas toujours le cas -, un apport alimentaire au sein duquel, après le pain, le poisson constituait la nourriture essentielle.
Des documents d'époque, papyri et ostraca maintenant conservés dans différents musées, permettent de connaître les quantités livrées par les pêcheurs autorisés à accéder à la porte d'enceinte du Village pour approvisionner les foyers : ainsi, par exemple, pour le quatrième mois de la saison Akhet de l'an 26 de Ramsès III (XXème dynastie), apprend-on que chaque famille aurait reçu une ration d'approximativement 4 kg.
Immédiatement à la droite de cet objet hémisphérique, vous remarquerez deux petits monuments côte à côte : une table d'offrande et un socle de pierre offrant un relief ondulé qui, de prime abord, ne peut qu'intriguer.
Entré au Louvre en 1939 également suite à un partage des fouilles du même B. Bruyère, portant le numéro d'inventaire E 16324 et lui aussi ignoré de la base de données publiée sur son site officiel, ce plateau en calcaire mesurant 22 centimètres de longueur pour 21,3 de largeur, et 5,8 de hauteur fut pareillement mis au jour dans une des maisons de la communauté des artisans.
Il offre la particularité de n'être pas plan mais d'au contraire présenter un relief sculpté de ce que j'appellerais prosaïquement quatre "boudins", supports d'un objet probablement brûlant, - remarquez la partie plus sombre en son centre.
Peut-être, - mais là, c'est mon propre esprit qui s'offre un vagabondage cultuel en prenant pour exemples certaines scènes de purification -, était-ce une sorte de présentoir utilisé pour les fumigations : un récipient contenant du charbon incandescent posait sur la partie centrale, - d'où la noirceur bien visible ; sur ce pot de braises, il suffisait alors de jeter quelques grains d'encens lorsqu'il était estimé nécessaire de purifier la maison ...
Enfin, à droite, même si elle n'est point officiellement référencée, vous reconnaîtrez sans peine une table d'offrandes : c'est à elle, et à elle seule, que j'escompte consacrer notre prochain rendez-vous, amis visiteurs, le mardi 11 février prochain.
Vous m'accorderez qu'aussi sommairement et imprécisément organisée, la partie basse de ce côté de vitrine 6 aurait dû constituer pour vous ce matin une bien maigre provende. J'ai néanmoins la prétention de croire que, grâce aux photographies envoyées par Louvre-passion, ainsi qu'aux "fouilles" personnelles menées au sein même de ma bibliothèque, le peu que j'ai fait dire aux deux pièces que nous avons croisées suffira pour vous éclairer à leur sujet.
BIBLIOGRAPHIE
DELLA MONICA Madeleine
1980, La classe ouvrière sous les pharaons. Étude du Village de Deir el Medineh, Paris, Librairie d'Amérique et d'Orient A. Maisonneuve, pp. 116-7.
MARUÉJOL Florence
2009, Poids à poisson, dans Les portes du Ciel. Visions du monde dans l'Égypte ancienne, Paris, Editions Somogy/Musée du Louvre, notice 211, p. 256.
PIERRAT-BONNEFOIS Geneviève
2002, Présentoir à offrandes, dans Les artistes de Pharaon. Deir el-Médineh et la Vallée des Rois, Paris/Turnhout, Éditions Réunion des Musées nationaux/Brépols, notice 201, p. 251.
TALLET Pierre
2002, Poids à poisson, dans Les artistes de Pharaon. Deir el-Médineh et la Vallée des Rois, Paris/Turnhout, Éditions Réunion des Musées nationaux/Brépols, notice 159, p. 207.