Pénétrer dans le vrai pays des échecs demande un authentique effort selon Gérard Desportes, l'auteur de "Stratégie sur un plateau".
Le désert - Emilie Simon
Achetez un livre, votre passeport pour entrer dans le pays des échecs !
Au commencement, il y a les livres d'échecs. Ils contiennent la somme de connaissances qu’il faut ingurgiter avant de plonger dans la confusion du jeu. La condition du départ. Ce qu’ignore la grande majorité des néophytes quand – inconscients de ce que cette activité va leur réclamer de substance -, ils placent les pièces devant eux, comme on laissait jadis les valises sur la plate-forme des trains régionaux : avec la sureté, la confiance, la désinvolture qui convient aux convois qui arrivent à l’heure.
Erreur fatale. A ce jeu-là, qui est en voyage au long cours et pas une sinécure, il ne suffit pas de poser ses fesses sur une chaise et de déplacer des morceaux de buis sur des cases pour arriver à quelque chose qui tient un tant soit peu la route.
Vous imaginez un passe-temps enrichissant, un dérivatif agréable et utile à vos méninges, et vous vous retrouvez sur une trajectoire qui vous absorbe tout entier. C’est sur ce quiproquo que repose l’image déceptive du jeu d’échecs. On vient pour se détendre et l’on se retrouve très vite devant un choix cruel : assumer l’exigence d’un engagement profond et sincère ou tout abandonner. Caïssa, la déesse des échecs, est une méchante qui ne prévient pas ses compagnons de voyage. C’est son défaut, son vice, elle s’amuse beaucoup à demeure une increvable randonneuse.
Parce qu’au commencement, le plus souvent hélas, il y a cette idée idiote, contemporaine, qu’il en va des échecs comme du reste, que le pragmatisme l’emportera sur toute autre considération, que le chemin va finir par se dessiner de lui-même, que la voie passe par soi, ses désir nombrilistes et ses envies conciliantes, et que la concurrence des autres hobbies fera le reste.
Il n’y a rien de plus faux. Ceux qui ne font pas l’effort d’une approche théorique globale « dégagent » comme on disait au joli temps du goulag, ils s’excluent d’eux-mêmes. Ils croient qu’ils jouent. En réalité, ils poussent du bois. Ce qu’ils vont voir, le royaume qu’ils vont traverser, ce n’est pas le vrai pays des échecs. C’est sa forme appauvrie, obscure, sans relief, son réduit misérable. Deux armées égales de seize pièces chacune qui s’affrontent, certes avec des rois et des reines, mais sans rien d’autre que la satisfaction de la victoire et l’effroi de la défaite. On peut y prendre du bon temps, y trouver du plaisir même… et ce n’est déjà pas si mal. Mais ce n’est pas le pays des échecs.
Le pays des échecs se parcourt un livre à la main, principalement les livres de stratégie ; ce sont eux qui ordonnent la marche, qui font découvrir les béances, les sommets, la couleur et la sève, qui soulignent les féeries, font apparaître les paysages. Ils sont le viatique indispensable, tout à la fois boussole et réconfort, pour aller au-delà de l’amusement, pénétrer les arcanes luxuriants des 64 cases et se délecter de leurs merveilles.
Voilà pourquoi le jeu d’échecs est d’abord un jeu solitaire. Les livres sont l’aiguillon de cette disposition caractérielle. Il faut le savoir d’emblée : à ce jeu, on est seul. Dans la victoire comme dan la défaite. Aucune excuse à invoquer, aucun soutien à espérer au cours de la partie, rien que sa cervelle. L’autre, en face, l’ennemi ou le partenaire, est dans le même cas. Il n’y a que soi.
Je ne dis pas cela pour rebuter, empêcher quiconque d’entamer le périple. Au contraire. Je parle d’expérience, pour réduire le champ de la déception. Il n’y a rien à espérer sans cet effort de compréhension de soi et des principes fondamentaux du jeu. (extrait de la préface Stratégie sur un plateau de Gérard Desportes)
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