A l'associé de son père et au docteur, une troisième bonne fée s'ajoute au-dessus du destin d'Hjalmar : son ami Gregers s'apprête à le renseigner sur les tromperies sur lesquelles repose sa vie. Il est vrai que Hjalmar est à l'image de la pierre de Spinoza : elle croit son mouvement libre alors qu'il est dû à une pichenette. De ces pousseurs de pierre -Sisyphes bien intentionnés- on ne sait en réalité lequel est le plus démoniaque : Gregers, l'idéaliste qui n'a de cesse de traquer la paille dans l'oeil d'autrui ? le cynique docteur, ce marchand d'illusion ? Gina l'épouse trompeuse ? ou le père de Gregers, profiteur des autres et de la vie ?
Une écriture symbolique servie par la mise en scène
Ce patriarche omnipotent, Braunschweig le met en scène avec brio : projetée sur le rideau, la face géante du comédien ne fait qu'une bouchée de son fils. Hormis ce recours à la vidéo, et le plancher penché qui illustre, physiquement, la chute spirituelle du foyer, Braunschweig propose un Canard sauvage d'une grande sobriété. Avançant masqué comme Ibsen, il dévoile la réalité par touches.
Ainsi de ce grenier, dont on parle tant chez Hjalmar et qui cacherait un canard sauvage. Poussées d'abord très furtivement, les portes y menant ne sont grandes ouvertes qu'à la fin de la pièce. Si dans la réalité, la "forêt" qui s'abrite dans ce grenier ne compte que quelques vieux sapins de Noël défraîchis, Braunschweig la présente telle que les personnages malades d'Ibsen l'imaginent : luxuriante. Elle serait comme l'Eden d'où Adam et Eve ont été chassés (pour l'avoir souillée) et dont ils ne cesseront de rêver. Elle est la maison de notre enfance, la Cerisaie de Tchekhov, le symbole mythifié et mystifiant d'un âge d'or révolu. L'on sait qu'elle nous décevrait si nous la retrouvions, aussi, très sagement, nous nous y promenons qu'en pensée, munis de nos œillères d'enfants, les paupières tout juste décillées.
Quant au canard rescapé, il illustre le mythe de la caverne de Platon : il est heureux dans son grenier car il a oublié les étendues sauvages. Lequel, d'Adam ou du canard, est le plus sage ? Il serait vain d'en conclure -ces deux candides attitudes n'étant peut-être pas si opposées-, aussi vain que de vouloir résumer la richesse d'une pièce d'Ibsen. Tout en empêtrant ses personnages dans la matière -soucis d'argent, affaires judiciaires et beurre frais-, donc en les modelant avec la pâte de la complexité humaine (ainsi Hjalmar, tordant de rire par son flegme et sa sensualité : la douceur des tartines ont raison de son orgueil de mâle vexé), Ibsen synthétise par quelques métaphores la vacuité, l'absurdité ou le tragique de leur vie. Ajoutées à sa virtuosité de psychologue, son symbolisme étoffe le discours de manière exponentielle. Et puisque Braunschweig exploite avec finesse ce symbolisme, on n'aurait pas assez d'une thèse pour analyser ce que ces deux-là nous narrent si bien. A la Colline (Paris 20e, métro Gambetta) jusqu'au 15 février, 12 euros pour les moins de 30 ans.