PESSOA ET MOI
Éric Bonnargent
Gary Lachman
La collection « Le livre de la vie » reprend le projet irréalisé de Roland Barthes de « prendre un livre classique et tout y rapporter de la vie pendant un an. » Pour ce septième titre, Chiche s’est emparée d’un livre qui l’accompagne depuis de nombreuses années, Le Livre de l’intranquillité de Bernardo Soarès, le semi-hétéronyme de Fernando Pessoa. Pour cela, elle a dû faire face à trois difficultés. La première tient à l’inachèvement et à la fragmentation de ce texte auquel Pessoa a travaillé les vingt dernières années de sa vie. Reconstitué et régulièrement réarrangé à partir des fragments abandonnés dans sa fameuse malle « pleine de gens », comme l’appelle Tabucchi, ce livre est condamné à demeurer « à jamais la doublure du livre manquant. » La deuxième difficulté est l’écriture elle-même qui, selon Pessoa, est toujours un échec. Les mots appauvrissent la pensée. Écrire, rajoute Chiche, « c’est admettre douloureusement, qu’à chaque étape de l’écriture, quelque chose renonce et meurt. » Enfin, quiconque lit ce chef-d’œuvre ressent une « fatigue poisseuse qui prend au corps, gagne la tête, puis la langue et les yeux. » Si, malgré ces difficultés, Personne(s) est une réussite, c’est parce que Chiche vit le texte plus qu’elle ne le lit. La mélancolie du poète la renvoie à la sienne et elle se souvient, par exemple, avoir autrefois trouvé refuge dans un hôtel comme Soarès a trouvé refuge dans sa chambre de la rue des Douradores. Si Pessoa ne parvient pas à faire le deuil du père et à pardonner à sa mère, Chiche réussit. « Ma mère est morte il y a douze ans, écrit-elle. Elle est aujourd’hui en pleine forme et nous nous entendons merveilleusement bien. » Chiche résume la difficulté à être quelqu’un en une formule que l’on pourrait croire de Pessoa lui-même : « Le moi est un terrain meuble et le monde, un simulacre – mais le café est bon. » Méditation sur la mélancolie, le deuil, l’écriture et l’existence, Personne(s) est un livre indispensable pour les amateurs de Pessoa et pour les autres.Article publié dans Le Matricule des Anges. Nov/Déc 2013
Éditions Cécile Defaut, 164 pages, 16 €