Par Guillaume Nicoulaud.
Pygmalion et Galatée
Il fut un temps où mon épouse et moi-même étions inquiets des résultats scolaires de notre fille aînée. Elle semblait travailler suffisamment, du moins le pensions-nous, mais les notes ne suivaient pas. À tel point que nous nous demandions si ce n’étaient pas ses facultés cognitives qui étaient en cause. Mon épouse – qui a fait des études de psychologie – voulait en avoir le cœur net et a souhaité consulter une psychologue pour tester le quotient intellectuel de notre écolière. Surprise ! Mademoiselle n’a pas seulement un cerveau qui fonctionne tout à fait normalement, elle est même à la limite des enfants jugés précoces.
Évidemment, l’intéressée tira une grande fierté de ce résultat et ne se priva pas de le faire savoir urbi et orbi. Mais ce qu’elle n’avait pas tout à fait réalisé — et que je me suis chargé de lui faire comprendre — c’est que désormais, il était scientifiquement établi que toute mauvaise note ne pouvait être expliquée que par un travail insuffisant. Elle n’avait tout simplement aucune excuse. Et là — miracle ! — en quelques semaines, elle a rejoint le peloton de tête de sa classe et, depuis, y est restée.
J’ai longtemps pensé que ce test de QI lui avait mis la pression. J’ai cru que, n’ayant désormais plus la possibilité de mettre ses mauvaises notes sur le compte de difficultés, elle avait pris conscience que son intelligence présumée avait dangereusement rapproché l’épée de Damoclès parentale de sa petite tête — faillir parce qu’on n’y arrive pas est excusable ; faillir par manque de travail ne l’est pas.
Mais avec le recul, je crois que je me suis trompé. Je crois que ce qui a joué dans le cas de ma fille, en réalité, c’est l’effet Pygmalion.
Yes I can
L’effet Pygmalion — aussi connu sous le nom de l’effet Rosenthal & Jacobson — décrit la relation qui existe entre le potentiel que l’on prête à un individu et sa capacité à délivrer effectivement. Typiquement, dans le cadre scolaire, un enfant auquel l’autorité — les professeurs, les parents — prête des capacités importantes tend, toutes choses égales par ailleurs, à avoir de bien meilleurs résultats que ceux de ses petits camarades qui ne bénéficient pas de cette présomption de compétence. Et Pygmalion ne s’arrête pas à la porte de l’école : plus la société ou l’autorité présumée compétente vous renvoie une image positive de votre potentiel, plus vous avez de chances de réaliser pleinement ce potentiel.
Sans préjuger outre mesure de mes compétences en la matière, je pense qu’il y a au moins deux explications à ce phénomène. La première, c’est que celui qui bénéficie de l’influence de Pygmalion est plus exigeant avec lui-même. Là où la plupart de ses camarades se contenteront d’avoir leur baccalauréat, lui s’imposera un standard plus élevé : ne pas avoir une mention serait un échec. La seconde, c’est que Pygmalion vous donne confiance en vous : là où les autres hésitent de peur de faillir, il ose, il essaye et ne craint pas les échecs. Et c’est pour ces deux raisons qu’il réussit.
Mais là où Pygmalion est un allié puissant, son frère jumeau est un ennemi terriblement destructeur. Ce frère jumeau, c’est le Golem.
L’effet Golem, c’est précisément l’inverse du Pygmalion, son négatif. C’est ce qui arrive lorsque l’autorité juge que vous ne pouvez pas, que votre potentiel est limité — comprenez « faible ». Sous l’influence du Golem, votre enfant estime qu’avoir son bac, c’est déjà un exploit — la mention, quant à elle, n’est même pas de l’ordre du possible. Le Golem, c’est cette petite voix insidieuse qui lui répète, jour après jour, que ses rêves sont hors de portée. « Sois raisonnable, dit-elle, ces choses-là ne sont pas pour toi : reste donc à ta place. »
Le baiser du Golem
Sans doute pensez-vous que ce sont là de bien piètres parents et de bien mauvais professeurs. Quelle sorte de gens sont-ils pour briser les rêves d’un gamin, pour le déclarer vaincu avant même qu’il n’ait livré bataille ? Eh bien détrompez-vous. Le Golem n’est pas nécessairement animé par de mauvaises intentions. C’est même tout à fait le contraire : le Golem est bien souvent un père protecteur, une mère inquiète ou un professeur attentionné.
Songez à ce père, à qui son fils explique qu’il veut devenir magistrat et qui, avec les meilleurs intentions du monde, met en garde son petit au motif que « tu sais, nous, on est des ouvriers ; la magistrature, c’est un métier de bourgeois : ils ne voudront pas de toi. » Golem !
Et que dire de cette mère inquiète qui, parce que sa fille a la peau aussi noire que la sienne, la persuade que chercher du travail dans une banque est une perte de temps ; qu’elle n’a aucune chance et n’en tirera qu’une amère déception ? Golem !
Que penser de ce professeur qui, le service public chevillé au corps, croit rendre un grand service à son élève en l’orientant dans une de ces nombreuses voies de garage que notre Éducation Nationale d’État a aménagé pour celles et ceux qui ne rentrent pas dans son moule uniforme ? Golem aussi !
Et ceci encore : que fait ce ministre bienveillant qui, pour éviter à ses concitoyens de se confronter aux réalités du vaste monde, multiplie les subventions et les réglementations supposément protectrices ? Golem encore !
Que dire, enfin, de cette maman aimante qui, pour lui montrer son amour et l’encourager, félicite son gamin parce que ce trimestre-ci, pour la première fois, il n’est pas dernier de sa classe ? Golem toujours !
Les meilleures intentions du monde. De l’amour et de la compassion comme s’il en pleuvait. Mais le seul résultat que vous obtenez c’est de conforter vos mômes, vos amis, vos proches et tous ceux qui vous sont si chers dans l’idée infiniment destructrice qu’ils sont limités, qu’ils doivent se satisfaire de peu, qu’ils ne peuvent pas et que leurs rêves sont voués à l’échec.
Retrouver l’envie
Et je crains, pour tout vous dire, que notre société toute entière soit sous l’emprise d’un immense Golem. À force de vouloir protéger les « faibles », à force de vouloir tout égaliser, réglementer et organiser nous avons convaincu les fils d’ouvriers qu’ils ne deviendront jamais les Bill Gates de demain, les jeunes filles noires qu’elles n’ont d’avenir qu’avec des contrats du même nom et tous nos gamins qu’avant dix ans les dés étaient déjà jetés.
Ça commence, justement, dès l’école primaire ; dans cette administration soviétiforme qui, faute d’être capable de tirer les gosses en difficulté vers le haut, se contente de leur enseigner les déterminismes supposés qui expliquent pourquoi on va les coller au rencard. « Tu es une fille, tu es une fille d’ouvrier et en plus tu es musulmane ? Vas donc passer un concours d’agent de maîtrise territorial, vas donc quémander un contrat d’avenir et surtout, n’oublie pas de te révolter contre cette société qui t’oppresse ! » Golem !
Comment est-il possible, je vous le demande, que ce peuple qui est le mien n’envisage plus le vaste monde que comme une menace ? Par quel processus en sommes-nous arrivés à ne plus attendre notre bonheur de nous-mêmes mais des bons soins d’un ministre qui se pique de veiller sur nous ? Comment se peut-il que nos gamins — sauf ceux qui ne rêvent plus que d’exil — n’envisagent rien de plus exaltant qu’un obscur poste de fonctionnaire dans l’administration territoriale — trois pour un poste — où ils ne peuvent rien espérer de mieux que le Smic et des journées passées à attendre l’heure de plier les gaules ?Nous avons un Golem. Un gigantesque Golem social qui, après plusieurs décennies de soins quasi maternels, a fait de nous des enfants inquiets, incapables de se prendre en main et prêts à se satisfaire d’un rien plutôt que de courir le moindre risque. Nous avons, sous l’influence de ce Golem, réduit nos standards et abandonné ce petit grain de folie — ce fameux french flair qui faisait autrefois notre fierté — pour devenir un peuple triste qui n’envisage rien de mieux que l’obéissance à un chef, le partage de la pénurie, la protection du berceau au tombeau et l’égalité dans la médiocrité.
Ce qu’il nous faut c’est un Pygmalion, un énorme Pygmalion. Cet immense bol d’air frais et d’optimisme qui nous dit, à chacun d’entre nous, que nous pouvons ; mais que nous pouvons individuellement ; pas comme dans ces incantations du Golem où « Yes we can » signifie « laissez vous faire, on s’occupe de tout ». Nous avons besoin d’un Pygmalion pour nous rappeler que la gloire et les honneurs échoient à ceux qui essaient et pas à ceux qui se terrent. Nous avons besoin d’un Pygmalion pour que la réussite des uns ne soit plus un motif de jalousie mais un encouragement pour les autres. Nous avons besoin d’un Pygmalion, enfin, pour retrouver l’envie, l’envie de vivre et l’envie de vivre ensemble.
Il m’arrive parfois, quand je passe outre l’horreur que m’inspire l’abominable capharnaüm qui règne dans la chambre de ma fille, de tomber sur la petite affiche qu’elle a collée derrière sa porte. C’est une simple citation, elle est d’Alfred Capus, et c’est elle qui l’a trouvée, imprimée est mise là comme pour être sûre de la relire chaque matin. Elle dit :
« Il faut rêver très haut pour ne pas réaliser trop bas. »
Pygmalion !
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