Fin du 1er acte ©Stofleth
Comme souvent pour les créations (on l'a constaté pour Written on Skin), la production de la création est coproduite par plusieurs théâtres. C'est le cas de Coeur de chien (Собачье сердце) d'Alexander Raskatov, sur un livret de Cesare Mazzonis, créé à Amsterdam en 2010, repris la même année à l'ENO de Londres (en anglais, avec un autre chef, mais avec des chanteurs de la création en russe, comme Peter Hoare, Charik le chien) à la Scala la saison dernière en mars 2013, avec des distributions voisines et le même chef qu'à la création, Martyn Brabbins. Cesare Mazzonis le librettiste est italien, ex directeur artistique de la Scala, ex-directeur artistique du Teatro Comunale de Florence (l'actuel Teatro del Maggio Musicale Fiorentino) conseiller artistique à l'orchestre de la RAI de Turin. C'est l'un des têtes pensantes de la musique en Italie. Alexander Raskatov, né en 1953, fils d'un célèbre satiriste russe de la revue Krokodil, est fortement influencé par Chostakovitch et Mussorgski, ses grands prédécesseurs, mais aussi par Webern ou Ligeti. Il a composé une musique assez aisément accessible, qui s'appuie beaucoup sur des citations, et qui accompagne plus l'intrigue qu'elle n'en semble la colonne portante. En fait, la mise en scène de Simon Mc Burney est tellement puissante, tellement riche et inventive, que la musique finit par en pâlir, à moins que la musique ne soit tellement mimétique des situations, qu’elle ne les accompagne comme au cinéma, plus que ne les crée.
Le chien et ses manipulateurs ©Stofleth
L’histoire est prise à Boulgakov, à une nouvelle écrite en 1925 pour le journal Niedra (Les Entrailles) en 1925, mais elle est jugée contre-révolutionnaire et donc non publiable. Publiée à l'étranger à la fin des années 60, elle le sera pour la première fois en URSS dans le numéro 6 du journal Znamia (l’Étendard) en 1987.
Un chirurgien de renommée mondiale transforme un chien errant Charik (Bouboule) en lui implantant des organes sexuels d’homme, et celui-ci se transforme en homme de plus en plus envahissant et dangereux, notamment dans la Russie bolchevique. Il finira par lui réimplanter ses organes de chien.
On voit combien le texte renvoie à d’autres comme le Frankenstein de Mary Shelley, ou L’île du Docteur Moreau de HG Wells : il s’agit de méditer sur la nature du concept d’humanité. À partir de quel moment passe t-on du statut d’humanoïde à celui d‘humain ? Qu’est-ce qu’être humain ? Voilà des questions, à l’heure du clonage et des manipulations génétiques, mais aussi de la revendication d’un statut et de droits de l’animal, qui sont bien prémonitoires. Une nouvelle fantastique, certes, dans l’esprit du Nez de Gogol (et Chostakovitch), mais qui est aujourd’hui encore d’une plus grande urgence parce que les mêmes problèmes se posent de manière de plus en plus aiguë à la société.
Charikov et ses amis ©Stofleth
La nouvelle de Boulgakov pose évidemment d’autres questions, plus politiques, sur le regard ironique, pour ne pas dire sarcastique, sur les révolutions, les révolutionnaires, les excès, les passe droits et tous les petits arrangements avec le ciel qui n’ont pas de couleur politique, mais une couleur terriblement humaine : Boulgakov est un observateur amer, et amusé en même temps de la dérive sociale : ici, c’est le chirurgien privilégié Filip Filippovitch Preobrajenski qui essaie à toutes forces de défendre ses privilèges et son grand appartement à l’heure du partage social, et sur le caractère intrusif des comités de quartier. Une histoire assez voisine, sur le mode bon enfant, est racontée par Chostakovitch dans l’opérette Moscou, Quartier des cerises, vue aussi sur la scène lyonnaise (2004 et 2009 – voir le blog) ; c’est dire comme l’ombre musicale de Chostakovitch inonde une œuvre tout à fait dans la veine de la satire russe et d’une musique qui colle à l’action d’une manière presque mimétique, qui selon les paroles même de Raskatov puisse « trouver un véritable équivalent au style vif et concis de Boulgakov», en utilisant une palette la plus large possible de genres musicaux pour coller aux besoins. Ainsi, trouve-t-on le récitatif Monteverdien, la parodie de la musique révolutionnaire, mais aussi le chœur orthodoxe ou la parodie de la chanson comique russe. Tchaikovski et Moussorgski ne faisaient pas autrement en puisant à la fois dans la tradition populaire ou la tradition orthodoxe, et en épousant aussi les formes occidentales. Et l’acoustique du théâtre, si sèche, va servir le dessin très analytique du chef Martyn Brabbins, un de ces chefs moins connus, mais toujours au carrefour de la modernité, dont les rythmes, la précision (l’orchestre de l’Opéra est vraiment en pleine forme) va servir et le théâtre et le plateau, accompagné, sans jamais le couvrir car pour les voix, tout est possible dans ce travail : on y trouve des variations extrêmes de styles vocaux, sollicitant l’extrême aigu (extraordinaire Nancy Allen Lundy dans la bonne Zina), la déconstruction vocale dans la voix déplaisante et rauque du chien Charik (Elena Vassilieva) ou l’extrême du ténor dans la voix plaisante du chien (le contre ténor Andrew Watts), et accentuant les effets par l’usage du portevoix.
Au service de ce projet, une distribution exemplaire, au premier rang de laquelle on trouve Serguei Leiferkus, qui fut l’un des barytons russes de référence pendant les vingt dernières années, et qui incarne magnifiquement l’ambigu Filippovitch : à la fois humain, mais aussi roublard et cruel, et sans cœur quand ses intérêts sont en cause, profitant de sa position (il soigne la toute nouvelle Nomenkatura), il représente toutes les inévitables compromissions. Leiferkus réussit à donner toutes les facettes du personnage avec une voix encore très présente, assez chaude, bien projetée.
Peter Hoare réussit une magnifique composition en Charikov le chien (Bouboulov), voix très ductile, jeu complètement incarné, il explose dans ce rôle (je l’ai vu dans Die Soldaten à Zürich en octobre dernier où il dessinait un Desportes moins immédiatement convaincant). La composition est saisissante, et réussit même à être émouvante par moments. Vraiment étonnant.
Aussi bien Ville Rusanen (l’assistant Bormenthal), à la très chaleureuse voix de baryton, dans la tradition des grandes voix nordiques, Elena Vassilieva (Daria et la voix désagréable du chien) que Vasily Efimov (Schwonder) composent des personnages totalement engagés et réussissent à retravailler leur voix dans le sens transformiste et éclectique voulu par la partition, mais tous sur le plateau composent une distribution exceptionnelle.
Avec une telle partition, un tel plateau et une telle œuvre, il fallait une équipe aussi polymorphe que celle de Simon Mc Burney pour réussir à faire de cette trouvaille musicale un spectacle définitif : utilisant tous les moyens offerts à un spectacle aujourd’hui : vidéo, lumières, marionnettes, manipulation, chorégraphie, théâtre, McBurney réalise là un travail exceptionnel. Dans un cadre fixe, construit par le décorateur Michael Levine, McBurney s’inspire du dessin animé pour faire un théâtre animé, un théâtre-performance qui laisse pantois, mouvements d’ensemble, travail sur les groupes, utilisation de l’espace (la cloison du fond avec l’immense porte) mobile, et surtout l’incroyable ductilité des marionnettes et des manipulateurs du chien, qui sont trois, et qui réussissent à devenir invisibles en pleine lumière, sans parler non plus de la manipulation du chat (Charikov humain hait les chats, se souvenant de sa vie antérieure de chien), sur lequel pendant une demi-seconde plane le doute : est-ce un vrai chat ? Cela donne une des scènes les plus spectaculaires de l’opéra, irracontable et tellement drôle, d’une rare, hallucinante perfection dans sa réalisation technique qui laisse bouche bée.
Un film en trois dimensions ©Stofleth
McBurney a su créer une ambiance à la fois déjantée et cohérente, prodigieusement dynamique, éblouissante de précision : c’est ce qu’on peut appeler un chef d’œuvre. À la fois un respect scrupuleux du livret, mais en même temps une richesse évocatoire, une profusion imaginative qui par sa variété et son inventivité est presque une métaphore de cette musique multiforme et explosive. Ce travail colle tellement à l’œuvre qu’on verrait difficilement cet opéra présenté dans une autre mise en scène dans une autre vision: on se demande d'ailleurs si la musique ne tient pas à cause de la mise en scène: c'est pourquoi il faudrait oser une autre vision quand même. Il reste que nous avons là une manière de spectacle total, une sorte de film en trois dimensions où tout semble possible. Encore une fois, c’est à Lyon que se passent des choses.
Scène finale ©Stofleth