La frontière entre le privé et la sphère publique est-elle parfois difficile à circonscrire quand on se maintient dans une posture républicaniste qui ne prend pas tout à fait en compte le concept – discutable – de «démocratisation de l’intime»?
Privée. Vous aussi, vous êtes choqué par la mise en scène et en spectacle de la vie privée d’une actrice et d’un président? À la faveur de cette séquence médiatique assez pathétique, le philosophe Michaël Foessel, auteur du sublime la Privation de l’intime (Seuil, 2008), vient de rappeler opportunément les méfaits de l’illusion de la transparence comme symptôme d’un vieux fantasme, «parvenir à la vérité
sur soi, à l’authenticité parfaite». Surtout avec le représentant
de la nation, qui, censément, n’a pas de cœur mais un corps
(le «corps du roi» – quelle horreur!) incarnant l’unité du peuple. Seulement voilà, «la représentation politique passe aussi par des phénomènes d’identification et de rejet» et le «cœur» d’un président peut se confondre avec son corps symbolique. «Il n’est alors pas très aisé de porter le discours de l’austérité et des sacrifices dans un tel contexte. Cela fait passer au second plan la question de la légitimité politique.» Preuve que la frontière entre le privé et la sphère publique reste parfois difficile à circonscrire quand on se maintient dans une posture républicaniste qui ne prend pas tout à fait en compte le concept – discutable – de «démocratisation de l’intime», tel qu’il fut formulé en 2004 par Anthony Giddens (la Transformation de l’intimité, Hachette littérature). Dans une démocratie, l’intimité est-elle, en droit, extérieur au domaine de compétence du débat public? La «privacy» états-unienne, par exemple, est de plein droit dans la sphère politique. De quoi s’en offusquer? Oui, bien sûr. Mais réfléchissons deux minutes.
Michaël Foessel lui-même, en 2008, posait la question en ces termes: «Qu’auraient été les revendications féministes si l’on n’avait pas arraché une part de “privé” à la sphère de la domesticité? Contrairement à ce que suppose la sacralisation de l’espace public, ce qui se passe dans un couple, une cuisine ou même, horresco referens, dans une chambre à coucher peut être l’objet d’une démocratisation puisque ces lieux sont susceptibles d’injustice et de domination.» Et il ajoutait: «Il n’y a aucune raison de croire que la mise en discussion des liens intimes entre les personnes soit de nature antipolitique. Il est en revanche certain qu’elle n’est pas apolitique, puisque des conditions institutionnelles sont requises pour que la sphère privée devienne, à son tour, un espace égalitaire.» À propos des Anciens, Hannah Arendt ne disait pas autre chose: «Vivre une vie entièrement privée, c’est avant tout être privé de choses essentielles à une vie véritablement humaine.» Exemple, le partage d’un monde commun qui compose l’essentiel d’une vision de la et du politique, et qui, c’est le moins qu’on puisse dire, ne sort pas indemne d’une focalisation sur la vie domestique…
Intérêt. Cette semaine, le célèbre avocat et écrivain prolixe Emmanuel Pierrat, dans une tribune passionnante donnée au Monde, va plus loin encore. Et provoque des maux de tête supplémentaires par le caractère tranché de son argumentation. Pour lui, pas de doute : la vie privée des personnalités politiques fait partie de la vie publique. Là encore, chers lecteurs, vous montrez par principe de la réticence devant ce genre d’affirmation. Mais Emmanuel Pierrat n’en démord pas. Il faudrait «renverser le principe selon lequel la règle,
en politique, serait le respect de la vie privée, au détriment de la liberté d’expression». D’après lui, les observateurs offusqués confondent la vie privée de l’article 9 du Code civil («Chacun a droit au respect de sa vie privée») avec celle de l’article 226-1 du Code pénal (qui vise les photos prises dans un domicile et les micros cachés) et surtout les termes de l’article 12 de la Déclaration universelle des droits de l’homme («Nul ne sera l’objet d’immixtions arbitraires dans sa vie privée, sa famille, son domicile ou sa correspondance»). L’avocat et écrivain explique: «La vie privée des élus concerne d’abord les électeurs: Julie Gayet et François Hollande ont-ils utilisé un appartement financé par l’argent public? La fidélité proclamée et contredite n’appartient-elle pas au domaine de l’information? Et cette analyse est valable pour le roman comme pour la presse – Zola a aussi bien œuvré dans J’accuse que dans Germinal.» Sa conclusion? Elle est semblable à la récente décision de la cour d’appel de Paris, qui a cassé un premier jugement concernant le livre d’Octave Nitkowski sur le FN dans le Nord-Pas-de-Calais, dans lequel l’auteur révélait l’homosexualité d’un candidat, Steeve Briois, qui n’est autre que le secrétaire général du front-nationaliste de Fifille-la-voilà. La cour d’appel a déclaré que, «en raison de son statut de personnalité politique de premier plan», le droit du public à être informé sur ce haut responsable du FN prime sur le droit au respect de ce pan de sa vie privée» car c’est «de nature à apporter une contribution à un débat d’intérêt général». Les temps changent très vite, n’est-ce pas?
[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 31 janvier 2014.]