Billet de L’Anse-aux-Outardes, par Claude-Andrée L’Espérance…

Publié le 02 février 2014 par Chatquilouche @chatquilouche

Trois jours déjà.  Trois jours plongés dans cette obscurité qui a déréglé nos cycles et qui, désormais, nous condamne à vivre en troglodytes.  Au beau milieu de notre grand salon.  Assis autour du poêle à bois, ma femme et moi.

Trois jours.  Peut-être un peu plus.  Peut-être un peu moins.  À vivre ainsi sans lumière, on perd vite la notion du temps.  Et pourtant je me souviens, comme si c’était hier, du point zéro, du tout début, du commencement.

Avertissement de tempête hivernale.  Des quantités importantes de neige sont attendues dans nos régions.

C’est ce que prévoyait la météo.  Des quantités importantes de neige.  Dans nos régions, rien pour affoler qui que ce soit…  Mais importantes au point de murer portes et fenêtres, du rez-de-chaussée jusqu’au deuxième ; ça, je ne l’aurais jamais cru.  Quand le lendemain, au réveil, on a dû se rendre à l’évidence.

« Il n’y a pas de doute, a dit ma femme, la neige nous a déclaré la guerre.  Nous sommes cernés.

Et moi, après avoir fait le tour des pièces, je me suis précipité au deuxième.  J’y ai ouvert bien grand la fenêtre.  Et là, en poussant la neige avec les mains, avec les pieds, à force d’efforts et de patience je me suis hissé sur le toit où j’ai pu, éberlué, constater l’ampleur des dégâts.

Là où jadis, dans la campagne, serpentaient le long du chemin poteaux et câbles électriques, ne restaient plus que des vestiges : fils sectionnés, poteaux cantés.  Ici et là, tout à côté des blancs fantômes des épinettes et des bouleaux, les cheminées et puis les toits des maisons enfouies sous la neige.

Catastrophe !  Je me suis dit : à quoi bon sortir la pelle, en m’y attelant huit heures par jour j’en aurais sans doute jusqu’au printemps, avant de pouvoir me frayer un chemin, pelletée de neige après pelletée de neige, jusque chez mon voisin.  J’en ai conclu qu’il serait plus sage d’attendre la fin de la tempête et puis d’aller aux nouvelles… au plus sacrant.  Mais, là encore, triste constat, sur notre petite radio à piles, à part un grésillement continu, aucun signal.  Dommage, un peu de musique, un peu de parlottes auraient meublé le long silence où on s’enlise, ma femme et moi.

Pourtant on n’a pas de raisons de se plaindre.  On a du bois pour se chauffer.  Dans les armoires, assez de conserves pour tenir le coup jusqu’au dégel.  Et puis de l’eau en abondance, même si la pompe nous a lâchés.  Il suffit de grimper sur le toit pour faire ample provision de neige que l’on fait fondre dans un chaudron.

Bon, les piles de la lampe ont rendu l’âme et il faudra bientôt se résoudre à ménager nos dernières bougies…

 On occupe le temps comme on peut.  On chauffe le poêle.  On se fait du thé.  J’dis pas qu’à ce régime on vivrait d’amour et d’eau fraîche.  Mais, sans jeu de mots, on se conserve.  On fait l’économie des gestes et dans le silence, on attend.  Avec enfin l’impression de vivre chaque seconde en pleine conscience.  Du poids des gestes.  Du poids des mots.  Du poids des sons.  Le moindre bruit se répercute et s’amplifie.  Au point d’en devenir harassant.  Les chaises qui craquent, les toux discrètes, les borborygmes et cette fuite dans le plafond où l’eau s’infiltre et, goutte à goutte, sur le métal brûlant du poêle vient grésiller…

 Dans cet espace, ma femme et moi, si loin et si près à la fois.

IPod, IPhone, télé, ordi…  Plus rien, enfin le grand silence.  Ça fait tellement longtemps qu’on parle, ma femme et moi, de se débrancher.

C’était notre vœu du Nouvel An.

 Cantés : penchés

Au plus sacrant : au plus vite

Notice biographique

Claude-Andrée L’Espérance a étudié les arts plastiques à l’Université du Québec à Chicoutimi. Fascinée àla fois par les mots et par la matière, elle a exploré divers modes d’expression, sculpture, installation et performance, jusqu’à ce que l’écriture s’affirme comme l’essence même de sa démarche. En 2008 elle a publié à compte d’auteur Carnet d’hiver, un récit repris par Les Éditions Le Chat qui louche et tout récemment Les tiens, un roman, chez Mémoire d’encrier. À travers ses écrits, elle avoue une préférence pour les milieux marins, les lieux sauvages et isolés, et les gens qui, à force d’y vivre, ont fini par en prendre la couleur. Installée aux abords du fjord du Saguenay, en marge d’un petit village forestier et touristique, elle partage son temps entre sa passion pour l’écriture et le métier de cueilleuse qui l’entraîne chaque été à travers champs et forêts.  Elle est l’auteure des photographies qui illustrent ses textes.

(Une invitation à visiter le jumeau du Chat Qui Louche :https://maykan2.wordpress.com/)