John Inigo Richards (Londres, 1731-1810),
Ivy Bridge, Devon, 1768
Huile sur toile, 40,6 x 49,8 cm, Londres, Tate Gallery
Lorsque j'écrivais, dans la conclusion de la rétrospective que je consacrais, en septembre dernier, aux quatre premiers volets de l'intégrale en cours des œuvres pour clavier de Mozart enregistrée
par Kristian Bezuidenhout, que j'attendais avec impatience la suite de cette entreprise, je ne m'imaginais pas que je serais aussi rapidement exaucé. Un bonheur n'arrivant jamais seul, ce
nouvel arrivage n'est pas simple, mais double, Harmonia Mundi ayant décidé de publier ensemble les volumes 5 et 6.
Fidèle aux principes qui le guident depuis le début de cette aventure, le pianiste a composé deux récitals, structurés de
manière identique autour de deux sonates et deux séries de variations mais chronologiquement distincts, le volume 5 donnant à entendre des pièces datant de la période de Vienne, à l'exception
de la Sonate en ut majeur KV 309, écrite à Mannheim à l'automne 1777, tandis que le volume 6 propose des œuvres nées durant les séjours à Munich (décembre 1774-mars 1775) et à Paris
(mars-septembre 1778), même si, pour ces dernières, certains musicologues penchent aujourd'hui pour une composition – qui ne fut peut-être que la mise au propre d'un matériau plus ancien – dans
les toutes premières années viennoises, vers 1781-1782. Chacun des deux disques débute par une pièce extrêmement connue, l'un par la Sonate en la majeur KV 331, dont le célèbre
Alla turca conclusif, prétexte parfois à toutes les pitreries, fait trop souvent oublier la tendresse qui imprègne l'œuvre et, en particulier le magnifique Andante grazioso
qui l'ouvre et déploie, tout au long de ses variations, une écriture finement ciselée et des couleurs parfois presque schubertiennes, l'autre par les Variations sur « Ah, vous dirai-je
Maman » KV 265, sans doute composées à Paris ou, à tout le moins, fortement tributaires du séjour de Mozart dans cette ville, à l'élaboration plus savante que ce que leur fraîcheur
toute galante laisse supposer. Peut-être contemporaines et, en tout cas, composées, comme elles, sur un air français, les Variations sur « La belle Françoise » KV 353 sont
plus ambitieuses et exigent de l'interprète un vrai sens de la caractérisation, tandis que celles, en fa majeur (KV 398, 1783) sur Salve tu Domine, un air extrait de l'opéra I
filosofi immaginari (1779) de Giovanni Paisiello (1740-1816), nous rappellent, si besoin était, la fascination que la scène exerçait sur l'esprit de Mozart. Un peu à part, les
Variations en si bémol majeur KV 500 ont été composées en septembre 1786 à l'intention de l'éditeur Franz Anton Hoffmeister dans le but de surmonter un de ces tracas financiers dont on
sait qu'ils furent légion dans la vie du musicien. Le thème de cette pièce, dont la transparence trompeuse laisse quelquefois entrevoir des frémissements emplis d'émotion, n'a pu être identifié
et on peut supposer que, tout comme celui de son cadet de deux mois, l'Andante et variations à quatre mains KV 501, il est original. Les sonates réservent aussi leur lot de belles
surprises, qui confirment que l'on a tort de se contenter des plus célèbres et de ne pas prendre le temps de s'arrêter un peu plus longuement sur les autres. La Sonate en ut majeur KV
309 a été composée à Mannheim en 1777, en deux temps, tout d'abord sous forme d'improvisation lors d'un concert donné le 22 octobre mise ensuite au net et donnée pour achevée le 8 novembre.
L’œuvre, largement dictée à Mozart par l'ivresse que lui procurèrent, quelques semaines plus tôt, la rencontre de Johann Andreas Stein et la découverte des possibilités de ses pianoforte (qu'on
aille me dire ensuite que la question de l'instrument est sans importance) trahit, dans ses mouvements extrêmes, l'influence de l'École de Mannheim – ce qui fit froncer le sourcil de papa Léopold
– avec ses effets orchestraux brillants et sa virtuosité sans complexe, tandis que son Andante un poco adagio central « empli d'expression », selon les propres mots du
musicien, donné pour un portrait musical de son élève Rosa Cannabich, est un moment plein de délicatesse et d'expressivité pudique. Disons un mot, pour finir, des deux œuvres d'apprentissage,
sur lesquelles plane l'ombre de Haydn, qui appartiennent au groupe des sonates KV 279-283, nées à Munich au début de l'année 1775 et qui n'ont pas toujours bonne presse auprès de certains
musicographes qui leur reprochent leur manque de personnalité. Certes, la Sonate en si bémol majeur KV 281 n'est pas d'une insondable profondeur, mais son Allegro initial est
inventif et pétillant et son Andante amoroso d'une fluidité séduisante, tandis que la Sonate en mi bémol majeur KV 282 s'ouvre sur un Adagio qui constitue une des
très belles inspirations du jeune Mozart avec son atmosphère empreinte d'un lyrisme souvent frémissant où passe cette nostalgie souriante qui demeure une des marques de fabrique du
compositeur.
Ceux qui ont écouté les quatre précédents volumes ne seront pas surpris par cette nouvelle livraison qui est, à mon avis, une
nouvelle réussite à mettre au crédit de Kristian Bezuidenhout. La façon dont le musicien aborde le fameux Alla turca de la Sonate KV 331 est symptomatique de tout ce qui fait
le prix de son approche : une fluidité permanente de la ligne qui ne gomme pas les angles et n'estompe pas les articulations, un souci évident de la caractérisation qui ne s'opère pas au
détriment de l'architecture globale de chaque pièce, des effets savamment étudiés qui évitent avec bonheur la gesticulation et la facilité — comparez sa lecture avec celle d'Andreas Staier
(Harmonia Mundi, 2005), que j'apprécie pourtant beaucoup, et les petits accidents dont ce dernier parsème tout ce mouvement vous sembleront subitement bien maniérés. Que
Kristian Bezuidenhout aime le pianoforte et qu'il en connaisse les possibilités expressives dans les moindres détails est une évidence qui éclate à chaque instant ; il tire, en effet, de
son instrument des nuances et des couleurs qu'un jeu plus en force négligerait ou laminerait et dont il se sert pour insuffler une vie et un esprit assez fascinants aux œuvres, apportant même à
celles qui seraient plus convenues ce charme qui fait que l'on s'y attarde et y revient avec plaisir. Il faut, je crois, un certain talent pour rendre à ce point intéressantes les
Variations sur « Ah, vous dirai-je maman » que l'on a tellement entendues que leur parfum semble depuis longtemps éventé. Bien entendu, les amateurs de virtuosité flamboyante
et de monstres sacrés du piano resteront peut-être un peu sur leur faim devant l'humilité d'un artiste qui, s'il sait mettre des moyens techniques et une intelligence musicale également
impressionnants au service de Mozart, semble surtout mettre un point d'honneur à s'effacer pour laisser toute la place au compositeur. En l'écoutant avec attention, ils s'apercevront à quel
point son interprétation est, sous ses dehors plutôt objectifs, personnelle et passionnée.
Je vous recommande donc sans la moindre hésitation ce double album de Kristian Bezuidenhout qui constitue une nouvelle magnifique
contribution à une intégrale qui se poursuit au même très haut niveau et, sauf accident, est appelée à faire date dans la discographie. On attend donc avec sérénité et impatience, même si l'on
n'est pas particulièrement pressé de voir s'achever une entreprise de cette qualité, les prochains volumes et on reviendra volontiers s'asseoir en si bonne compagnie auprès de cette rive où la
musique de Mozart a le visage toujours renouvelé et séduisant de l'eau qui coule.
Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791), Œuvres pour clavier, volumes 5 &
6 : Sonate en la majeur KV 331, 6 Variations sur « Salve tu, Domine » en fa majeur KV 398, Romanze en la bémol majeur KV Anh. 205, 12 Variations en
si bémol majeur KV 500, Sonate en ut majeur KV 309 (volume 5) 12 Variations sur « Ah, vous dirai-je Maman » en ut majeur KV 265, Sonate en mi bémol
majeur KV 282, Adagio en fa majeur KV Anh. 206a, Sonate en si bémol majeur KV 281, 12 Variations sur « La belle Françoise » en mi bémol majeur KV 353
(volume 6)
Kristian Bezuidenhout, pianoforte Paul McNulty, 2009, d'après Anton Walter & Sohn, Vienne, 1805
2 CD [durée : 69'06" & 72'38"] Harmonia Mundi HMU 907529.30. Incontournable de Passée des arts. Ce disque
peut être acheté en suivant ce lien.
Extraits proposés :
1. Sonate en mi bémol majeur KV 282 : [I] Adagio
2. 12 Variations en si bémol majeur KV 500
Un extrait de chaque plage des deux disques peut être écouté ci-dessous grâce à Qobuz.com :
Mozart:
Keyboard Music Vols.5 & 6 | Kristian Bezuidenhout par Kristian Bezuidenhout
Illustrations complémentaires :
Rosalba Carriera (Venise, 1675-1757), Un Turc, sans date. Pastel sur papier, 56,5 x 44 cm, Dresde, Gemäldegalerie
Alte Meister
Page de garde de la partition des Variations sur « La belle Françoise » KV 353, première édition, sixième
tirage, Vienne, Artaria & Co. 1801
La photographie de Kristian Bezuidenhout est de Klaus Rudolf : www.klausrudolf.de