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Mais tout n’est-il pas à vendre dans nos sociétés ?

Publié le 01 février 2014 par Donquichotte

Inspiré d’un dossier paru dans le Nouvel Observateur, du 9 mai 2013, et préparé Par Eric Aeschimann, j’’écris...

…avoir de nouvelles idées aujourd’hui, est-ce possible? Et pourquoi en aurai-je ? Et pourquoi ne pas essayer de mieux comprendre les idées qui existent déjà, et qui, c’est mon avis, n’ont pas encore été bien comprises ?

Exemples d’idée ? la démocratie ? le progrès ? la vie ? la culture ?  En fait, ce ne sont que des mots, pas des idées, à moins que je leur adjoigne un qualificatif, une spécificité, une objection, une critique. Le mot devient alors idée, concept, théorie...

Ainsi : la démocratie aujourd’hui ?

Avec un point d’interrogation... cela veut dire que je doute que la démocratie existe vraiment dans nos sociétés. Ou encore que je me demande s’il existe une « vraie » démocratie au sens plein du terme. Il me faut alors la définir, ainsi, brièvement, c’est un exemple, c’est perso : « que chacun ait son mot à dire dans les décisions, les grandes décisions, qui concernent notre savoir-être collectif, en société, parmi d’autres êtres humain, et dans le plus grand respect éthique, écologique et esthétique de notre environnement ». Mais, avoir son mot à dire, cela signifie que j’ai les bonnes informations pour le faire, un système de communication entre les hommes et leurs idées qui soit efficient, entre autres choses. Et cela est si peu dire, et pourtant, ce « si peu dire » soulève en même temps nombres d’autres questions, relatives par exemple, à la « véracité » des informations, et à la « complétude » des informations, communiquées. Mais je m’arrête là. Pourquoi ? je reviens à ma question de départ: peut-on chercher de nouvelles idées ?

J’aime les idées qui font rêver et pour lesquelles je me sentirais prêt à militer pour les réaliser.

J’aime les idées de gens qui « hésitent, tâtonnent, explorent », autrement dit, j’aime les idées qui ont encore du chemin à faire pour arriver à la plénitude d’être une « bonne » idée.

J’aime les grandes idées (l’idée d’une sorte de système de pensée qui donne une vision globale de l’homme en société...) dont j’aimerais, si cela était du domaine du possible, sucer la substantifique moelle.

J’aime les idées qui font agir, des pensées « vives », vivantes, qui enivrent, mais qui ne sont pas des commandes autoritaires, donc qui ont été énoncées sans approbation idéologique forcée, qui se cherchent encore, et qui n’ont pas nécessairement reçu le tampon « satisfecit » de l’expert.

J’aime les idées qui m’aident à me voir réel, à me penser concrètement, à m’imaginer autrement, à m’être, à me devenir, à me penser philosophiquement.

J’aime, oui, les idées, je cherche, oui, des idées neuves, mais je sais aussi, je n’en doute pas ou peu, que demain sera fait d’idées d’hier refondues aux circonstances et à l’environnement qui prévalent aujourd’hui. Ainsi, on est aujourd’hui si capté (par des caméras, des logiciels d’info), si numérisé, si enfreint, si universalisé, si peu singulier (qui ne succombe pas, et bien malgré lui, aux modes ?) que le peu que nous pouvons exprimer de notre être n’a de concrétude que dans le mot que je viens d’utiliser. Et ce n’est pas une affaire de langage. Or, j’ai besoin de pensées, comme de penser des idées. Je ne vis pas autrement. Et si je mettais ça, cette idée, comme règle de base : « Je n’agirai pas, sans penser. Je ne penserai pas sans agir ».

Plaçons quelques idées :

-   je veux vivre dans un système d’égaux... où l’équité est la règle, où les chances de chacun, pour l’éducation, la santé, et autres besoins sociaux et culturels, sont les mêmes...

-   je veux vivre dans un système qui contredit le progrès matériel et à outrance indéfini... et qui est soumis aux exigences des experts et à celles des Marchés... un système où des valeurs autres, tels le développement humain, le bien-être matériel et psychique, et d’autres... ne sont pas soumis à l’impératif de l’argent...

-   je veux vivre dans un système où l’État Providence, n’est pas un libellé tabou... mais une forme presque philosophique d’État attentif aux besoins et aux capacités de tous les individus... dans une société, bientôt planétaire...

-   je veux vivre dans un système à gouvernance « démocratique », où toute forme de gouvernement « imposé » est proscrite (sorte d’anarchisme intelligent)...

Plaçons quelques exigences :

1/ Le temps aujourd’hui s’accélère. Il est temps de redonner au temps sa plus grande qualité, soit celle de la « durée », seule « notion » possible pour redonner à l’homme, aux sociétés, un « sens » à toutes leurs entreprises. On a besoin de maturité, de maturation, d’expérimentations, de réflexion, de durabilité... Ce qui équivaut, à mon avis, à remettre au pas la « science et ses techniques et technologies » les plus sophistiquées. La cadence actuelle imposée à nos systèmes (tous les systèmes) est telle que même l’homme ne parvient pas à les amadouer, les comprendre vraiment dans toutes leurs facettes et effets, à les contrôler, et surtout, à les « décider ». Je vois cela ainsi : l’homme est dépassé par ses propres inventions, au sens où il n’a pas, l’homme, (l’homme décideur des grandes décisions) toute la conscience, toute l’intelligence, toute la morale, tout le sens esthétique, toute la maturité... pour arriver à prendre les meilleures décisions. Oppenheimer savait-il, Freud savait-il, Marx savait-il, Archimède savait-il, Einstein savait-il... ce qu’il adviendrait dans le monde d’après, de leurs inventions-découvertes-théories révolutionnaires en leur époque ? Oui, c’est presque banal de le dire : les savants inventent, ils savent, ils comprennent, ils ont une idée claire de leurs avancées théoriques et révolutionnaires. Mais quid des autres qui vont les utiliser ?

2/ Le monde « culturel » ne doit pas enfreindre à outrance le monde « naturel ». C’est simple encore une fois. Mais la nature est une balise qui craque à chaque jour dans le monde de la surconsommation de masse ; il n’existe aucune barrière véritable (vision pessimiste peut-être) à l’engouement de l’homme de partout, à devenir l’homme de tout. De tout et de rien ? Oui, l’homme ne veut pas être « l’homme déchet », répudié, qui court après sa queue pour ne pas se retrouver à la poubelle des êtres vivants, au dernier rang de sa race, et de toutes les races au rang de la limace. Seul le temps présent compte dans la culture d’aujourd’hui. Le « système d’efficience » (entendons le système de profit, via la productivité, du monde capitaliste) est la raison, la pensée, la philosophie de base. La nature a peu à dire. D’où cet exemple en Australie : « Juste après son élection, en septembre, le premier ministre conservateur Tony Abbott a également supprimé le ministère des sciences, ainsi que l'Autorité du changement climatique [chargée de conseiller le gouvernement sur la lutte contre le changement climatique] et la Commission du climat [organisme indépendant chargé d'informer le public sur le changement climatique]. Surtout, il a annoncé la suppression de la taxe carbone instaurée par sa prédécesseure travailliste Julia Gillard en 2012 ». Bel exemple, non ? de la dégénérescence approuvée, il s’agit d’un gouvernement élu, d’un système de gouvernement démocratique.

3/ D’où cette idée que la menace qui pèse sur la démocratie (Jacques Rancière) ne vient pas du bas de l’échelle sociale, mais de l’élite politique et économique qui gouverne nos sociétés. D’où cette autre idée que le seul possible pouvoir de contestation de cette gouvernance oligarchique et le seul possible contrôle des citoyens ne peuvent résider que dans des « forums de contestation » (Philip Pettit) qui convoquent les élus et les obligent à expliquer leurs décisions. Pierre Rosanvallon parle, lui, de formes non électorales de représentation qui donneraient de la voix aux sans pouvoirs. D’où cette autre idée (Jurgen Habermas) que la seule voie possible à « l’action intéressée » (celle de l’oligarchie) est celle d’une « éthique de la discussion » qui vise entente et consensus (c’est, à mon avis, faire peu de cas des parasites qui infectent les communications entre les hommes, entre les tribus, entre les sociétés). Mais voilà quand même trois idées bien optimistes.

Parlant de liberté, cette autre grande idée, Amartya Sen dit qu’il est important, pour que cela soit (chacun libre), que nous ayons le choix, et surtout, la « capabilité » pour faire ces choix. Mais tout n’est-il pas à vendre dans nos sociétés ? même la vie (vente d’organes), même les rumeurs (qui font et défont des hommes d’état), même l’éducation et la santé (écoles et hôpitaux privés), même l’éthique (chercheurs dont on dénonce les protocoles et données falsifiés), même les bons mots, discours et thèses (on trouve sur internet des discours de fiançailles si affolants et si émouvants), même une idéologie (ce même Michael Sandel qui dénonce l’argent dans son livre « What Money Can’t Buy », et qui dénonce aussi ces marchés qui gouvernent nos vies, nous vend, dans le même livre l’idée que notre système capitaliste n’a jamais procuré autant d’abondance et de prospérité... pour le même prix, celui du livre).

Et pour sortir de l’envoûtement capitalo- scientifique outrageant, ce « tout est à vendre », Isabelle Stengers croit au pouvoir des mots et fait appel à notre terre nourricière, Gaïa, « ensemble des relations entre les vivants, les océans, l’atmosphère, le climat, les sols »... qu’il ne faut pas traiter avec la froideur du scientifique, mais le respect du paysan. Comme de quoi la « rationalité » n’est pas la seule façon d’agir sur le réel, ni non plus, tous nos téléphones portables, nos anti dépresseurs, nos machins technologiques de toutes sortes. L’économie est une sorte de théologie qui s’ignore, pensons seulement à la « main invisible » d’Adam Smith, mieux, à « l’avidité invisible » qui gouverne des actes de consommation effrénés, dans ce que Toni Negri appelle un gigantesque marché où circulent les « marchandises biopolitiques » (idées, affects, codes, connaissances, images, informations). Oui, vraiment, tout peut être à vendre.

Bref, où vais-je avec mon propos ?

À ceci. J’aime me rappeler, et je me le dis souvent, que « l’environnement » (le contexte d’occurrence, la contingence, le hasard...) peut avoir un impact considérable sur nos vies, la vie humaine, celle aussi de tous les autres êtres vivants sur la biosphère-blogosphère, et que ces impacts laissent des traces dans ces mêmes vies. Ces occurrences, conjonctures et conjectures, qu’elles soient d’origines politique ou autres, laissent des traces qui sont autant de vérités que l’homme garde en dedans de lui, qui l’ont engendré, fait, construit... et qui le définissent... et auxquelles il reste fidèle (j’emprunte librement cette idée à Alain Badiou). L’homme n’est pas sans repères, même s’il l’ignore trop souvent. Il dirige son existence, comme il est, comme il s’est construit. Et il ne s’est pas construit seul ; et depuis que l’homme agriculteur du Nord de l’Afrique a rejoint l’homme cueilleur-chasseur de l’Europe, ce dernier a créé à son tour sa vérité, sa trace, son être. Quelle mémoire l’homme d’aujourd’hui a-t-il ? On la dirait trop souvent évanouie. Le corps humain est une construction qui a des racines lointaines ; et ces racines sont biologiques, mais aussi culturelles. L’homme s’est prolongé de façon spectaculaire aujourd’hui grâce à des inventions technologiques avancées (les nouvelles prothèses) qui le dénaturent souvent (l’homme numérique qui vise l’immortalité) plus qu’elles ne le révèlent, simplement, « plus meilleur homme ». Mais cet homme bionique aujourd’hui peut-il encore résister à cette dernière trace, à cette dernière vérité, à ce qu’il est advenu de lui... un « sujet-robot » ? La vérité ne résiderait-elle pas, dans son sens le plus simple, le plus vrai, dans des expériences « ordinaires » telles qu’elles s’expriment dans la culture populaire ?

Je vis, comme le dit Henning Mankell, dans la tradition de Diderot, mais j’ajouterais aussi, de Voltaire et de Jean-Jacques Rousseau. J’aime penser, et j’aime croire que « penser est la vie ». Cela n’enlève rien à ma vie matérielle, à ma subjectivité (au contraire, elle est immense) à cette vie que je construis, concrètement, à chaque jour, ni à cet environnement fou qui est celui du monde moderne et qui « balise » si étroitement nos vies, notre culture. Mais la connaissance, le savoir (d’où l’importance, pour moi, de l’éducation dans notre grand système mondial), cet héritage, cette tradition qui nous vient de l’époque des Lumières, sont pour moi une « clé » qui me permet de m’orienter et de me définir, et également, de me comprendre avec autrui. Et, je crois, la seule manière de nous entendre, de nous intégrer - entre les hommes et entre les sociétés -, qui nous soit accessible et que nous pouvons partager, c’est cette capacité à « nous écouter » les uns et les autres. Mankell dit que « nous avons envie de découvrir ce qui se trouve de l’autre côté de la montagne ». Soit ! Alors, allons-y. J’ai rencontré d’autres tribus que la mienne dans ma vie, j’ai essayé de les écouter toutes... au mieux, et j’ai appris tant de choses, mais qui aujourd’hui me semblent encore si simples, si petites, surtout, parce que je mesure l’incommensurable fossé qui nous sépare encore les uns des autres. Et je ne parle pas ici que de tribus africaines, non, mais de tribus si proches de moi que c’en est gênant. Il faut se rappeler sa trace, sa vérité, et ne pas s’endormir dans une vieillesse réduite à « n’être qu’une attente prolongée de la fin ». Il y a encore tant à faire.

Autrement, comme c’est écrit dans un texte de Didi-Huberman, ce serait aussi vain « que de décréter la mort de nos hantises, de notre mémoire en général ? »


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