TCE, le 19 janvier: Wiener Philharmoniker dirigés par Riccardo Chailly
La surface médiatique des chefs d'orchestre procède par vagues. On disait dans les années 90 qu'elle dépendait de la politique de grandes agences américaines et notamment du célèbre Ronald Wilford, qui assis aux commandes de sa table de mixage, en gérait la cartographie, poussait l'un, faisait redescendre l'autre, en un jeu destiné à ne pas lasser le public, à varier d'année en année les approches, ou à préparer les nominations futures.
Après un relatif effacement, Riccardo Chailly réapparaît. Non pas qu'il ait disparu, il a continué à diriger l'Orchestre du Gewandhaus de Leipzig, son actuel port d'attache, il a aussi fait il y a quelques années des apparitions à la Scala (pour Rigoletto et Aida notamment), mais on ne le voyait plus à la tête des Berliner depuis des années, ni à la tête des viennois. Et cette année, le voilà futur directeur musical à la Scala, un poste qu'il ambitionne depuis longtemps, le voilà en tournée avec les Wiener et il est revenu l'an dernier diriger les berlinois. La table de mixage semble donc le pousser: on reparle un peu partout de Riccardo Chailly, qui a fait de nombreuses apparitions à Paris ces derniers mois, dont une intégrale Brahms assez discutée à la tête de son Gewandhaus.
Riccardo Chailly reste un chef discret, qui pourtant a fait une carrière exemplaire, il a été un directeur musical heureux du Teatro Comunale di Bologna entre 1986 et 1993, puis un directeur musical envié de l'Orchestre du Concertgebouw, avant Leipzig. Je me souviens qu'à ces débuts il était considéré comme un surdoué de la direction et je m'étais précipité sur l'un de ses premiers disques, un Werther avec Placido Domingo et Elena Obraztsova qui n'était quand même pas très couleur locale...C'est un chef vif et actif, disponible, curieux de tout, plein d'énergie, et qui a un très large répertoire, les opéras italiens de Verdi, Rossini et Puccini pour lesquels il a laissé de très beaux enregistrements (sa Bohème est superbe, ainsi que sa Cenerentola), mais aussi Mahler et Bruckner, dont il est une des références, et enfin le premier XXème siècle: un des concerts mémorables dont je me souvienne est une prodigieuse exécution d'Amériques de Varèse dont il est l'un des très grands interprètes.
Ainsi le voir de nouveau diriger les Wiener Philharmoniker est une vraie joie.
Le programme Sibelius/Bruckner est un appariement inhabituel. Certes, c'est une manière de décliner ces retrouvailles avec l'orchestre qui permet d'en apprécier toutes les faces, un poème symphonique, un concerto qui lui laisse la bride tant l'orchestre est essentiel, et une symphonie très expansive. Mais le paganisme de Sibelius s'allie-t-il au mysticisme brucknérien. Deux discours, l'un fortement terrien et même inscrit dans la forêt et les espaces, l'autre en principe plus intérieur. mais la 6ème symphonie n'est pas des plus séraphiques, ni des plus mystiques. C'est même la plus difficile à caractériser, avec son premier mouvement si prenant, son adagio prodigieux, et son dernier mouvement vaguement désordonné: il faudra la 7ème symphonie pour retrouver un véritable discours, un peu perdu ici, même si Bruckner a composé la 6ème tout d'un bloc et avait donc en tête un véritable parcours.
On retrouve d'abord le son des Wiener, qui m'avaient un peu déçu lors des dernières prestations auxquelles j'avais pu assister, notamment l'été dernier à Salzbourg. Un son plein, charnu, des cordes à se pâmer, la petite harmonie si précise, aux attaques si franches: on retrouvait une personnalité orchestrale inouïe et un son qui s'affirmait au point que certains on trouvé l'ensemble un peu fort dans l'espace contraint du théâtre des Champs-Élysées. Jamais trop pour un tel son, qui se développe, qui enveloppe, qui répond aux indications du chef avec une telle exactitude et une telle réactivité.
Avec Finlandia, huit minutes d'une oeuvre rebattue, sans doute la plus connue de Sibelius, à la fois poème et hymne: l'accord initial dramatise et installe un paysage avec des cuivres phénoménaux, et en même temps le contraste avec l'intervention des cordes qui élargit le propos et plonge dans quelque chose de plus émotif (les violoncelles...). On reconnaît çà et là des échos d'autres oeuvres (la symphonie n°2 presque aussi connue) et surtout ce qui frappe c'est à la fois la dynamique et la précision: précision du geste de Chailly qui exige une réponse immédiate des musiciens, comme la description presque objective d'un paysage. Pas de laisser aller, l'émotion existe mais sans pathos. Un magnifique moment initial, une vraie fresque animale, qui évoquait moins la Finlande qu'une vraie démonstration viennoise, ô combien bienvenue néanmoins.
Le concerto pour violon (le seul composé par Sibelius, entre 1903 à 1905) donne à l'orchestre une place de choix et de son côté le violon de Christian Tetzlaff impose un son d'une clarté et d'un éclat tout particulier, mais un peu démonstratif pour mon goût, même s'il faut applaudir à un premier mouvement extraordinaire de tension et d'expression. Orchestre et soliste ne disent pas tout à fait la même chose (lors de cette tournée, Tetzlaff a alterné avec Leonidas Kavakos et peut-être y a t-il manqué de répétitions), le début très subtil de l'orchestre, sublime, fait net contraste avec le son franc et presque dominateur, surprenant de puissance de Tetzlaff. Chailly tient un discours sombre, retenu, et presque dramatique, Tetzlaff un discours plus affermi, mais aussi plus extérieur, en un jeu de contraste qui ne me semble pas toujours concerté, même si la rencontre est tout de même par moments saisissante. Le bis donné (Bach) impose le respect: tout sauf démonstratif, particulièrement senti, tout d'émotion retenue et de subtilité.
La symphonie n°6 de Bruckner commence par ce dialogue subtil entre les violoncelles et contrebasses qui donnent le thème, et en écho les violons qui soutiennent: les cordes des Wiener font grimper au paradis.
Il faut saluer à la fois les choix de Riccardo Chailly, jamais démonstratif, très architecturé et très clair, évidemment aidé par la précision sonore de l'orchestre, sans majesté excessive notamment dans le premier mouvement qu'on a entendu plus imposant, une sorte de simplicité de discours fluide, qui avance dans une sorte d'évidence, c'est tout l'art de ce que les italiens appellent la concertazione, l'art de la mise ensemble, et surtout le soin donné aux équilibres. Le sommet de la symphonie est pour moi l'adagio, où le dialogue initial entre violon et hautbois prend une couleur particulièrement poétique, voire nostalgique. Ce qui fascine ce sont les équilibres sonores (les bois sont stupéfiants) et la manière dont Chailly dose les volumes et soigne les crescendos, sans jamais se départir d'une vision unitaire, sans jamais exagérer les contrastes, et dans un discours qui reste en même temps linéaire. La mélancolie existe, mais reste retenue, presque mise à distance, comme ouverte.
Je suis moins convaincu par la partie finale, sans doute aussi n'est-ce pas le meilleur de la symphonie, ni le moment le plus émouvant ou le plus prenant: le discours est plus superficiel, plus démonstratif et moins senti, même si les qualités évidentes de l'orchestre restent mises en relief, même si les crescendos de Chailly (qui font penser à ceux de quelqu'un d'autre...) sont parfaitement maîtrisés - peut-être avec une touche d'italianità - .
Au total, un concert qui constitue un vrai sommet, avec une unité évidente entre orchestre et chef, un univers aéré, dynamique, à la fois serein et sûr, qui confirme que Riccardo Chailly fait partie des très grands (et curieusement beaucoup en Italie le mettent à distance...voir les réactions à sa nomination à la Scala, mais nemo profeta in patria). Belle soirée, magnifique concert, radicalement différent de la veille dans son approche. Le ciel parisien ce week-end là était constellé d'étoiles.
TCE, 19 janvier 2014