Pourquoi la société française se droitise

Publié le 01 février 2014 par Delits

La « lepénisation des esprits » excite les commentateurs ces dernières années. Derrière cette formule choc se cache une réalité plus profonde et souterraine : la France se droitise. « Décomplexée », un peu à l’image du Tea party américain, la droite constitue le courant de pensée le plus attractif du moment. La France fait aujourd’hui le chemin inverse de celui parcouru au cours des années 1970. En pleine effervescence des idées, les valeurs étaient alors en pleine refonte, et le pouvoir, alors concentré entre les mains de la droite, s’était accommodé, et même parfois adaptée, à une société plus progressiste, en lançant des réformes structurantes (le mariage par consentement mutuel, l’IVG), une nouvelle organisation du dialogue social (la « Nouvelle société »), et a spontanément apporté une réponse typiquement keynésienne (le plan Chirac de 1975) à l’irruption soudaine de la crise économique.

Le basculement à droite concerne les valeurs et les idées et non un quelconque regain de grâce de l’UMP ou de l’UDI : les Français n’accordent en effet pas plus de crédibilité à la droite (21% de confiance) qu’à la gauche au pouvoir (18%) pour diriger le pays : 60 % n’ont confiance en aucun des deux camps.

La défaite idéologique de la gauche pendant la crise

Cette droitisation est à l’œuvre depuis au moins une décennie. La crise financière de 2008  a, depuis, étalé aux yeux de tous les limites du système capitaliste libéral. Beaucoup voyaient déjà s’ouvrir un boulevard aux idées issues de gauche. A Toulon, en septembre 2008, Nicolas Sarkozy s’était mis au diapason de l’ambiance d’alors, tenant des propos d’une grande sévérité contre le monde de la finance et les spéculateurs. Olivier Besancenot lui-même n’aurait pas renié la feuille de route annoncée : « L’autorégulation pour régler tous les problèmes, c’est fini. Le laissez-faire, c’est fini. Le marché qui a toujours raison, c’est fini. »  

Mais contre toute attente, ce sont les valeurs de droite qui ont accéléré leur circulation au tournant de la décennie 2010. Les Français ont beau constituer un des peuples les plus méfiants à l’égard de l’économie capitaliste (seuls 20% pensent qu’il fonctionne plutôt bien et qu’il faut le conserver, contre 56% des Américains) et de la mondialisation, la gauche n’apparaît pas plus prompte que la droite pour les en protéger. UMP et PS dansant main dans la main sur ces sujets, le débat s’est déporté sur d’autres thématiques sur lesquels la droite s’est imposée.

COMMENT SE MANIFESTE CETTE DROITISATION ?

La profonde aspiration à l’ordre

L’autorité ? « Une valeur trop souvent critiquée » (pour 86% des Français). LA mission prioritaire de l’école ? D’abord la transmission de l’effort et de la discipline (62%), et seulement après la formation à l’éveil et à l’esprit critique (38%). Avec cette toile de fond, certains revirements spectaculaires se sont opérés. Ainsi, la part de Français favorables à la peine de mort, qui ne cessait de décliner depuis les années 1980, (avec seulement 32% de partisans en 2009) a récemment rebondi jusqu’à atteindre 50% des Français en décembre 2013.

Sur le plan des mœurs, le « Mariage pour tous » a démontré le raidissement qui a saisi les Français.  L’opinion était majoritairement favorable au mariage dès 2000 et au droit d’adopter pour les couples homosexuels à partir de 2008. Avec un clivage essentiellement générationnel, on pouvait anticiper que l’évolution en faveur du mariage gay se révélerait irrésistible. Mais entre 2010 et 2012, la machine progressiste s’est enrayée. Et personne n’avait prévu l’ampleur de la mobilisation contre cette loi en 2013. En décembre dernier, six mois après le vote de la loi, alors que 7 000 couples étaient déjà passés devant Monsieur le Maire, 55% des Français y restaient opposés. Les partis conservateurs étrangers, Espagne en tête, y ont vu là une « divine surprise » qui les a confortés dans l’idée que le vent avait tourné dans le monde des idées en Europe.

Même tendance sur l’immigration : le sentiment « qu’il y a trop d’immigrés en France » progresse (67%, +18 points en quatre ans). Le récent épisode sur les Roms  a confirmé cet automne que les Français refermeraient volontiers les portes du pays face à l’extérieur. Parallèlement, les craintes identitaires, liées notamment à la poussée démographique de l’islam, demeurent prégnantes. Dans ce contexte, jamais les Français n’ont été aussi réticents sur l’entrée de la Turquie en Europe (86% y sont opposés).

La conversion progressive des Français à l’entreprise

En France, pays de tradition colbertiste, il est d’usage de se tourner d’abord vers l’Etat pour redresser la barre lorsque le navire tangue. En 2011, 58% pensaient que l’Etat devait contrôler plus étroitement les entreprises. Aujourd’hui, le balancier est reparti dans l’autre sens puisque 59 % pensent au contraire que l’Etat doit faire confiance aux entreprises et leur donner plus de libertés (+18 points en deux ans).  Les Français semblent moins se reposer sur l’appareil étatique pour espérer sortir de la crise. Même si les grandes entreprises inspirent toujours de la méfiance (38%), les petites et moyennes entreprises constituent à cet égard une des institutions en laquelle les Français font le plus confiance (84%). D’une manière générale, les Français semblent écouter d’une oreille plus réceptive les chantres de l’entreprenariat.

La place de l’Etat semble aussi remise en cause. « Il y a trop de fonctionnaires » pour 42% des Français contre 15% pour qui il n’y en a pas assez. Les impôts et les taxes se sont imposées comme une des thématiques phares en 2013, et se positionnent désormais en deuxième position des priorités (pour 43% des Français, +16 points en un an) derrière le chômage. De manière sous-jacente, c’est la politique de redistribution et le poids de l’Etat dans l’économie qui est remis en cause.  

La valeur travail, désormais revendiquée par les politiques de tous bords, est revenue au premier plan. La baisse du temps de travail n’a plus le vent en poupe et, dans un contexte difficile sur le front de l’emploi, 64% des Français sont désormais prêts à renoncer au 35h pour éviter que leur entreprise ne ferme leur porte. Par ailleurs, on observe une certaine crispation sur la question de l’assistanat : 52% estiment que « les chômeurs pourraient trouver du travail s’ils le voulaient vraiment ».

POURQUOI CETTE DROITISATION ?

Le vieillissement de la population favorise le conservatisme

La raison la plus prévisible pour expliquer ce glissement à droite, les sociologues la guettaient depuis des décennies, est liée au vieillissement de la population. Or, chaque élection est l’occasion renouvelée de constater que l’électorat de droite est plus âgé que celui de gauche.

La génération du Baby Boom, centre de gravité de la démographie française, avait ancré la France dans une société plus progressiste dans les années 1970, une fois arrivée à l’âge adulte. Cette même génération, à l’orée du troisième âge, contribue, au contraire, à faire voguer le paquebot France vers des terres conservatrices. Entre temps, ils sont souvent devenus propriétaires et disposent de biens à défendre. Ils peuvent s’enorgueillir d’une vie de travail derrière eux. Ils se montrent soucieux pour l’avenir de leurs enfants dont ils craignent bien souvent qu’ils mèneront une vie plus difficile que la leur. Enfin, se sentant plus vulnérables qu’auparavant, les thématiques sécuritaires trouvent davantage d’écho auprès d’eux.

 

Le besoin de repères, de sécurité et de s’autoréalisation trouve davantage de débouchés à droite

Une autre explication, plus récente, résulte de la mondialisation et du sentiment que le temps s’accélère.  En réaction, on redécouvre les valeurs traditionnelles. Les Français prennent plaisir à redécouvrir leur histoire et leur patrimoine, la fidélité du public lors des Journées du patrimoine en témoigne, tout comme le succès des émissions ou publications historiques. 78% des Français déclarent s’inspirer de plus en plus des valeurs du passé. La famille s’érige comme un rempart, sans que la multitude de divorces et de familles recomposées n’en altère l’image idéalisée. La protéger revient donc à se protéger.

La crainte sécuritaire s’est accentuée, 64% des Français estimant qu’on ne se sent en sécurité nul part (contre 40% en 2006). Les institutions en lesquelles les Français ont le plus confiance sont l’armée (79%), la police (73%) – elles représentent l’ordre -, loin devant la justice (46%) ou les syndicats (31%).

Cette quête de repères est particulièrement nette auprès des catégories populaires, qui perçoivent désormais l’ouverture sur le monde comme une menace. Plus exposée à l’insécurité du fait des lieux où elles vivent, elles sont désormais en pointe dans la demande d’ordre. Leur peur de déclassement et de perdre leur identité les rend plus méfiants à l’égard de l’étranger. Leur seuil de tolérance s’est rétracté.

Enfin, le dernier mouvement à l’œuvre est l’individualisme. La perte de confiance à l’égard de la classe politique a rejailli sur l’Etat et ses politiques publiques. Au point culminant de la crise, en 2008-2009, les Français se tournaient vers l’Etat pour la résoudre. Les Français s’en détournent davantage désormais. L’entreprise a redoré son image et le mouvement des « Bonnets rouges » a constitué le troisième événement ayant le plus marqué les Français en 2013. L’auto-entreprenariat, lancé en 2009, a connu un succès bien au-delà des prévisions. En effet, on ne cesse de dépeindre les Français comme rongés par le pessimisme, mais on ne rappellera jamais assez qu’ils sont plus pessimistes pour l’avenir de la France (66% pessimistes), que pour eux-mêmes (40%). 60% pensent encore qu’ils peuvent contrôler la manière dont se déroule leur vie. Ils se montrent donc finalement plus résilients qu’on ne le décrit souvent. Mais moins collectifs.

Dernièrement, l’exemple de l’Espagne sur l’avortement a confirmé que les évolutions ne sont pas linéaires. L’ordre moral peut succéder à la libération sexuelle, la valorisation de l’entreprise au dénigrement des patrons, le renfermement identitaire à la société multiculturelle, etc. Pour autant, évoquer une lepénisation des esprits est – encore – exagérée car la matrice du vote FN se structure autour du lien entre chômeurs et immigrés. Or, seuls 30% des Français pensent que les immigrés prennent le travail des Français, les autres pensant qu’ils exercent des métiers dont ne voudraient pas les Français.

Cette poussée à droite du pays rebat les cartes du jeu politique. A court terme, elle conforte l’aile droite du PS et ouvre potentiellement la voie à une alliance entre centristes de gauche avec ceux de droite ; la tentation de la frange droite de l’UMP de durcir ses positions devrait s’exacerber. L’UMP n’a pas fini de se déchirer sur sa ligne. Mais à long terme, si cette droitisation se poursuit et se concrétise dans la législation, c’est une nouvelle société qui pourrait en accoucher.