Vous remontez le Saguenay à contre-courant. Au cap à l’Est, à l’entrée de la baie des Ha ! Ha !, vous ne suivez pas le bras qui vous mènerait vers Chicoutimi, mais vous la pénétrez, obliquez vers la gauche et longez ces à-pics à vous couper le souffle qui forment la rive nord de ce plan d’eau où, le 11 juin 1938, allaient débarquer les vingt-et-un fondateurs mythiques de cette région.
Ce qui surprend, de prime abord, c’est la verticalité constante de ces épinettes qui croissent sur des pentes abruptes, dont l’inclinaison atteint parfois les 90 degrés et plus. Le contraste entre ces masses minérales et ces végétaux nerveux, chétifs, qui s’en extirpent pour se hisser vers la lumière ébahit et enseigne : la vie possède une énergie que ni le temps ni la matière ne sauraient contrer…
Au pied de ces écores rocheuses, des goélands argentés et des goélands à bec cerclé barbotent consciencieusement à la surface des eaux noires, entre de courtes vaguelettes qui flaquent contre la pierre. Sous leurs pattes palmées, rameuses infatigables, des profondeurs hallucinantes où l’on imagine sans peine ces pacifiques requins du Groenland, ces crevettes lumineuses et autres monstres des abîmes, dont la vie a doté à profusion même les milieux les plus hostiles.
Puis, un peu avant d’atteindre le cap Rasmussen, sur les parois duquel on trouve une plaque qui rappelle la présence scandinave au Saguenay, notre guide répète : « Ils sont là ! Ils sont là ! » Et il pointe le ciel. Des faucons pèlerins ? Je les croyais en voie de disparition, donc rares. Je ne suis pas ornithologue et je n’avais pas mes jumelles ; on m’aurait dit : « Ce sont des éperviers ou des busards » que je n’aurais pas discuté. Mais il s’agissait d’oiseaux de proie et ils étaient magnifiques à observer. Dans le soleil de midi, ils évoluaient à quelques mètres au-dessus des caps, puis effectuaient des plongées vertigineuses jusqu’à frôler les schistes de leurs ailes ; ils se pourchassaient, se faisaient des mines ; bref, ils jouaient… Avec la bonhomie infantile d’oursons qui auraient pu voler. Nous étions une trentaine sur le bateau, étrangers les uns aux autres. Mais ces oiseaux et leur ballet aérien nous rapprochaient, créaient des liens. « Je viens d’en voir un troisième », disait une dame. « Y en a un quatrième, un cinquième… » criait un homme, surexcité. « Le cinquième, c’est un goéland, le zouf ! », commentait son compagnon. Tous les yeux étaient fixés sur ces formes aériennes qui dessinaient des arabesques pour le seul plaisir de sentir le vent siffler entre leurs plumes, incarnant la grâce, la beauté et la liberté.Peu avant de rentrer au port, sur une caye, des cormorans à aigrettes, en rangée, étendaient leurs ailes
pour les sécher dans le suroît. Des commentaires peu flatteurs fusaient sur cette corneille maritime au bec orangé. Et injustes, probablement. Peut-être sont-ils plus utiles à l’équilibre naturel que les rapaces de tout à l’heure ? Mais leur vol fait certes moins rêver, donne moins la nostalgie d’un ailleurs…L’AUTEUR…
Auteur prolifique, Alain Gagnon a remporté à deux reprises le Prix fiction roman du Salon
du Livre du Saguenay–Lac-Saint-Jean pour Sud (Pleine Lune, 1996) et Thomas K (Pleine Lune, 1998). Quatre de ses ouvrages en prose sont ensuite parus chez Triptyque : Lélie ou la vie horizontale (2003), Jakob, fils de Jakob (2004),Le truc de l’oncle Henry (2006) et Les Dames de l’Estuaire (2013). Il a reçu à quatre reprises le Prix poésie du même salon pour Ces oiseaux de mémoire (Le Loup de Gouttière, 2003), L’espace de la musique (Triptyque, 2005), Les versets du pluriel (Triptyque, 2008) et Chants d’août (Triptyque, 2011). En octobre 2011, on lui décernera le Prix littéraire Intérêt général pour son essai, Propos pour Jacob (La Grenouille Bleue, 2010). Il a aussi publié quelques ouvrages du genre fantastique, dont Kassauan, Chronique d’Euxémie et Cornes (Éd. du CRAM), et Le bal des dieux (Marcel Broquet). On compte également plusieurs parutions chez Lanctôt Éditeur (Michel Brûlé), Pierre Tisseyre et JCL. De novembre 2008 à décembre 2009, il a joué le rôle d’éditeur associé à la Grenouille bleue. Il gère aujourd’hui un blogue qui est devenu un véritable magazine littéraire : Le Chat Qui Louche 1 et 2 (https://maykan.wordpress.com/).