Relevé méthodique d’une semaine de plus ici, regardant les jours passer les uns après les autres, comme si j’étais assis sur le banc d’une gare de province où l’on peut compter les trains qui passent sur les doigts d’une main… Prendre son temps a des vertus thérapeutiques.
Photo © Brigitte Rieser
Lundi 27-01
J’ai commencé ce matin à lire le livre de William T. Vollmann, Fukushima, Dans la zone interdite. J’ai acheté ce livre à sa sortie en France en 2012 alors qu’il venait d’être écrit (en 2011, tout de suite après…) et édité aux États-Unis. Il fallait que je le lise après ce qui s’était passé. Il y a eu ça et après plus rien. Presque trois ans après la catastrophe nucléaire, c’est comme si le monde s’était réveillé après un mauvais cauchemar, s’était jeté de l’eau sur la figure, puis s’était rendormi sereinement sous sa couette chaude.
Arrivé à la moitié du livre, j’ai été pris de nausées après le témoignage de Mme Ito. Les sens brouillés, je ne savais plus pourquoi j’étais dans cet état là ; était-ce la surdose de radioactivité ressentie au travers des pages ? Était-ce le fait que cette partie du monde est désormais presque tout à fait ensevelie dans les souvenirs d’une humanité indigne ? Nous sommes retournés à notre existence privilégiée sans plus nous occuper du sort du reste du monde et je suppose que ma nausée vient de là.
J’ai froid, maintenant, et je suis horrifié. Rien ne peut être plus affreux que cette double peine ; un tsunami doublé d’un accident nucléaire… Alors j’ai reposé le livre, je regarde sa couverture noire et blanche, où seule la silhouette d’un Japon meurtri apparaît dans une couleur rouge profond et il me fait presque horreur. Je suis rarement secoué par un bouquin, mais là c’est le fait que ce ne soit plus un simple roman, c’est une enquête de terrain et ma capacité à me révolter s’en trouve fortement ébranlée.
Je ne sais pas pourquoi, mais je crois que toutes les images qui me restent de cette catastrophe, celle qui m’aura le plus marqué est celle de ces deux chiens qui se battent dans une rue vide d’une ville désertée par ses habitants. Les humains ne sont pas faits pour supporter d’être malheureux à ce point. Les chiens non plus, d’ailleurs, mais qui s’en soucie…
Aujourd’hui, une personne doit m’appeler, une personne d’un autre établissement que j’ai rencontrée il y a deux ans peut-être au cours d’une réunion de travail. C’est le genre de personne qui vous marque à vie tant son regard a l’air vide de toute expression et, pire que tout, de tout signe d’intelligence. C’est rare, des gens comme ça. Alors forcément, quand son nom est apparu, je me suis immédiatement rappelé. Parfois je me demande pourquoi j’encombre mon esprit avec ces gens ; ma mémoire gagnerait à être plus sélective.
Ce soir, j’ai la tête comme une bouilloire, les oreilles en feu, quelque chose brûle en moi, la colère se consume sourdement et me dévore. J’ai pourtant si froid, je me sens si glacé au-dehors. J’ai envie de ravages, de folie, de mots qui dépassent ma pensée, de mélopées en forme d’exorcisme. Je pourrais tout brûler sur mon passage. Je dois revenir à l’équilibre.
Mardi 28-01
Nuit horrible, faite de cauchemars oppressants, d’ascenseurs qui se bloquent, de défilés dans les rues, défilés pour la liberté et combats contre des abrutis décervelés. Certainement un retour de flamme des manifestations de ce week-end et son cortège de haine. Comment peut-on concentrer autant de haine dans un pays comme le nôtre où tout est compliqué mais jamais rien n’est absolument atroce… Je ne sais pas comment dire. Croire en l’humain est de plus en plus compliqué dans un pays qui verse dans la haine, nous finirons par mourir de ça.
Ce matin, il ne faut pas que je tarde, je meurs d’envie d’aller au boulot. Ce soir, je rejoins ceux de l’université avec Jean-Jacques et Christine pour inaugurer le nouveau programme de ce master recherche dont je n’ai, pour l’instant, aucune idée du contenu…
L’histoire contemporaine n’a aucun sens.
Pendant la réunion ce matin, mon regard vagabondait au dehors, avec les mésanges qui virevoltaient dans les branches cramoisies des cornouillers. Et puis j’ai craqué. Je n’ai pas respecté mes résolutions, j’ai acheté deux livres (un de Sébastien de Courtois, l’autre d’un auteur que je ne connais pas, pas encore). Mais les résolutions sont bien faites pour ne pas être respectées, non ?
Mercredi 29-01
Reprise de la fac hier soir. Évidemment, je dis fac, mais pour une fois, tout s’est passé hors-les-murs. Rendez-vous donné au Café des Arts et Métiers. Arrivé un peu en avance — le retard m’angoisse —, je me suis un peu promené dans ce quartier que je connais de loin. J’ai découvert avec surprise que le retable de l’église Saint-Nicolas des Champs, église par ailleurs foncièrement sombre mais bien chauffée, comportait deux tableaux très colorés de Simon Vouet, l’Assomption et la Mise au tombeau de la Vierge, des peintures certainement mineures, sans quoi elles apparaîtraient au catalogue de ses œuvres les plus importantes.
L’église est très sombre, ses plafonds peints des chapelles de l’abside sont certainement très beaux, mais aucun n’est éclairé. Le retable baroque est agrémenté de sculptures d’angelots musclés et décoiffés par le vent. Je tente de m’intéresser à certaines des peintures présentes dans les chapelles en essayant de retenir le nom des peintres mais je n’y arrive pas, je me rends bien compte que quelque chose me trotte dans l’esprit et m’empêche de fixer mon attention. Je mets ça sur le compte du froid, sans conviction.
Je me dirige ensuite vers la Rue au Maire dans laquelle j’ai pris quelques photos il y a longtemps, puis dans la Rue Volta ; je suis saisi par ce que je vois. Partout, toutes les échoppes sont devenues chinoises. Dans la rue Volta se trouve la plus ancienne maison de Paris ; on y trouve désormais un restaurant chinois et un coiffeur chinois qui coiffe des Chinois. Les prix sont indiqués en chinois, il y a plusieurs boutiques de vins, des bouteilles entassées sur des caisses de neuf litres… quelle est l’arnaque ?
Je retourne vers le Conservatoire National des Arts et Métiers où rôde encore certainement le fantôme de mon grand-père. Je ne peux m’empêcher de penser à lui ce jour. Ce que je ne sais pas encore, c’est que samedi prochain, j’entrerai dans la vénérable institution pour suivre un séminaire de sociologie.
J’arrive au café, Jean-Jacques est assis seul, ses cheveux blancs en bataille, l’œil alerte, les lunettes posées sur le bout du nez ; il lit un livre de Laurence Fontaine en sirotant un jus de pamplemousse. Les autres arrivent, Carole, Chérif, Elie puis Christine et enfin Vivianne. Nous sommes au complet et nous pouvons commencer à travailler. Jean-Jacques, toujours bienveillant, est d’une douceur infinie, d’une intelligence rare et fine, nous remet toujours dans la bonne voie. Christine parle d’amour, boit son verre de Viognier tranquillement et l’oeil vif, nous tance et nous lance des perches. Une ambiance incroyablement stimulante.
L’heure tourne, les esprits s’échauffent, s’aiguisent, le vin aidant, le semi-pénombre et les bougies qui dansent dans l’air chaud, et il est l’heure de rentrer, je me sens exténué. Carole attend son nouvel amant et le regarde comme une gamine quand il arrive, elle papillonne des yeux et brille dans son sourire. Les yeux se ferment de sommeil, je fait tomber le rideau de mon orgueil en tirant ma révérence. Je n’ai jamais aimé être de trop.
Jeudi 30-01
Ce matin encore, je ne sais pas pourquoi, mais j’ai au-dessus de la tête un nuage qui ne dit pas son nom et qui me rend sombre. Sans comprendre réellement ce qui m’arrive, je me sens à la fois triste et prêt à bondir. Je manque sérieusement d’entrain.
J’écris des mails comme si j’étais au bord de la tombe, mais au fond de moi, encore une fois, je suis à l’équilibre comme les comptes d’une société écran des îles Caïman.
Avec les collègues aujourd’hui, je me suis enfin inscrit au Raid ESSEC 2014, une bonne occasion pour reprendre le sport après un hiver casanier. L’occasion aussi de passer un bon moment de partage avec les jeunes en binôme. Un formateur, un stagiaire. J’ai ressorti mon vélo et je suis allé pousser le pédalier pendant une heure, jusqu’à ce petit moment de plaisir où on finit par lutter conter l’épuisement dans une sorte de frénésie extatique qui fait qu’on n’a plus envie de s’arrêter. Et puis ça permet de ne pas penser quelques instants.
Vendredi 31-01
La lettre est posée depuis hier sur la table de la salle-à-manger. Plusieurs fois je suis passé devant en me disant que j’allais bien finir par l’ouvrir. C’est le genre de lettre qui ne peut qu’apporter de la joie parce qu’on sait d’où elle vient. J’aurais pu laisser traîner plus longtemps, mais je voulais quand-même voir, me repaître de ce qu’elle pouvait signifier. Cette fois-ci ça devient un peu plus concret, et ça le sera définitivement lorsque je pourrais plaquer le diplôme sur la porte en fer avec un aimant, pour pouvoir passer devant et me satisfaire de tous les efforts accomplis pour y arriver. Putain… mention très bien, c’est écrit dessus, là, je n’en reviens encore pas… Dans le détail de mes notes, ma soutenance m’a rapporté deux fois 17/20… Moi qui ai toujours été un élève moyen, les profs disaient souvent que j’avais un grand potentiel, mais que je renâclais à l’exploiter… Voilà, c’était ma revanche.
A présent, il va me falloir exploiter mon sujet de recherche, continuer sur cette voie royale qu’on m’a ouvert.
Cette semaine n’en finit plus de ne pas se terminer. Dernière matinée. Cet après-midi sera encore l’occasion de courir. Préfecture pour aller faire établir mon permis de conduire international, garage pour remplacer un phare sur la voiture qui sort du garage.
J’ai du matériel pour m’occuper plusieurs années, des photos, des notes de voyage, des papiers à classer, des tickets de musée, des aquarelles que je n’ai pas terminées, des croquis dont je ne sais quoi faire, d’autres à peine esquissés qu’il faudrait que je termine, une méthode de turc qui n’attend qu’une seule chose, que je la parcours, une autre d’arabe, qui me semble encore plus lointaine et je me dis déjà que j’apprendrais bien l’islandais et le farsi, mais je suis un peu trop loin de tout ça. Les préparatifs de mon prochain voyage m’empêchent un peu de me fixer sur quelque chose, alors j’attends que ça passe et que tout soit réglé. Je n’ai même pas mon visa, pas encore, j’ai pris quelques dollars, pas encore d’hôtel, juste les billets d’avion, et encore… je ne sais même pas ce que je fais une fois arrivé là-bas… J’erre ? Peut-être. En tout cas, je me pose dans un coin et je loue un scooter pour être certain de ne faire que ce que j’ai envie de faire et ne pas dépendre du bon vouloir des autres. M’arrêter quand je veux, devant ce que je veux, dans la moite chaleur tropicale. Profites-en bien mon coco parce qu’après, ce sera régime sec. Il faudra attendre un peu avant de repartir.
En parlant de ça, j’en suis à 10 kilos de perdus. Taille de guêpe… à peu de choses près.
La semaine se termine, j’ai comme l’impression que quelque chose meurt en plus des jours, mais différemment que dans une vision bornée et cartésienne, je commence à croire que tout est inscrit dans un cycle qui ne fait que se décomposer en plusieurs autres cycles, et que rien ne saurait vraiment mourir pour soi, que tout permet la naissance de tout.
Tigran me l’a dit, je suis un indécrottable optimiste et ce que je véhicule pour les autres a des vertus thérapeutiques, même si je le suis beaucoup moins pour moi-même. on dirait que la boucle est bouclée et qu’une nouvelle semaine s’annonce déjà…