Lorsque Frida annonce son intention d’épouser Diego Rivera, son père a ce commentaire acide : "ce seront les noces d’un éléphant et d’une colombe". Tout le monde reçoit avec scepticisme la nouvelle du mariage de cette fille turbulente mais de santé fragile avec le "génie" des muralistes mexicains, qui a le double de son âge, le triple de son poids, une réputation d’"ogre" et de séducteur, ce communiste athée qui ose peindre à la gloire des Indiens des fresques où il incite les ouvriers à prendre machettes et fusils pour jeter à bas la trinité démoniaque du Mexique – le prêtre, le bourgeois, l’homme de loi.
Alors que je flânais sur un petit marché de livres d’occasion j’ai aperçu cette couverture qui me lançait un appel et m’ordonnait de compléter ma collection de livres sur Frida Kahlo. Après Frida Kahlo de Rauda Jamis, lu il y a quelques années, qui était romancé, je ne savais pas à quoi m’attendre, d’autant que Le Clézio est un auteur jouissant par ailleurs d’une belle notoriété pour ses propres fictions.
J’ai été soulagée de trouver un essai plus qu’un roman. Il était dérangeant de voir Rauda Jamis prendre beaucoup de libertés sur la vérité historique, et a priori la forme de l’essai permet de respecter la distance qu’il convient de garder vis-à-vis de l’intériorité des personnages que l’on interroge, sans pouvoir en attendre des réponses.
La virée de Le Clézio dans les vies, pourtant déjà parcourues en tous sens par de nombreux auteurs, de Frida Khalo et Diego Rivera n’est pourtant une redite de ce qu’on peut lire ailleurs que dans une moindre mesure. Limitant la sensation de déjà vu (déjà lu en l’occurrence)à sa plus minimale expression, Le Clezio fait de son style la vraie valeur ajoutée de cet essai.
La tâche n’était pourtant pas des plus simples si l’on considère l’abondance de biographies, sites internet et autres ouvrages consacrés au couple mythique.
Le couple en lui-même pose déjà un singulier problème : comment laisser de la place à chaque individu, unique dans son histoire comme dans son art, tout en mettant en lumière la synergie du couple lorsque Diego et Frida sont ensemble ?
C’est d’ailleurs à cette question que l’exposition au musée de l’orangerie à Paris n’a pas su répondre avec son exposition « Diego Rivera et Frida Kahlo, l’art en fusion ». De salle en salle, des œuvres de chacun des artistes, un espace consacré à leur couple documenté par de nombreuses photos, quelques croquis mais pas de fusion, juste chacun enfermé dans sa propre individualité et son propre cheminement, à travers la souffrance physique et morale pour Frida, à travers son idéal de révolution pour Diego. Sans compter tout ce qu’il y a de vain à vouloir monter une exposition sur Diego Rivera quand on sait que ses œuvres les plus impressionnantes et probablement significatives sont peintes sur des murs, au Mexique.
L’essai de Le Clezio évite cet écueil. Loin de prétendre à dresser une biographie exhaustive de chacun des personnages tout en tentant parallèlement d’en dessiner l’évolution conjointe, il nous propose plutôt une belle fresque sur le fond en filigrane d’un Mexique tourmenté.
L’écriture sublime les vicissitudes de ces deux vies que l’on a facilement tendance à ne considérer que sous l’angle de l’art. L’auteur nous rappelle pourtant avec sensibilité que l’art se nourrit en réalité des existences, des souffrances et des émotions. A cet égard la vie de Frida est abordée avec minutie, les détails historiques étant mis face à leur expression plastique, ce qui s’avère éclairant dans la compréhension de son travail, injustement qualifié de surréaliste Seul bémol, si les œuvres sont souvent décrites, leurs noms ne sont pas toujours mentionnés, potentiel obstacle à ceux qui ne les connaissent pas.
Ceux qui espèrent se pencher sur le personnage de Diego Rivera resteront peut-être sur leur faim. Le personnage en lui-même est un phénomène difficilement décryptable en si peu de pages. Sans compter que l’essai tente d’aborder le couple Kahlo-Rivera comme un ensemble alors que Diego a déjà vécu ses années formatrices quand Frida n’est encore qu’une enfant. Les faits abordés sont pourtant explicités avec force détails et anecdotes croustillantes, les sources citées abondamment – ce qui ne manquera pas de fournir une belle bibliographie à ceux qui veulent se pencher plus en détail sur la question – dans une approche chronologique qui sait rester prenante.
En attendant cet essai fait office d’un efficace voyage au Mexique de Diego et Frida pour tous ceux qu’une première approche de ces deux monuments de l’histoire de l’art intéresse.