Par Guy Sorman.
Les Européens s’apprêtent à commémorer ce qui, avec le recul d’un siècle, ne fut en réalité qu’une guerre civile. Il est aujourd’hui à peu près impossible de démêler l’enchaînement diplomatique et militaire qui a conduit au massacre, de 1914 à 1918, entre des peuples qu’unissait une civilisation commune et désunis par des querelles de bornage subalternes. Cette guerre étant supposée « mettre fin à toutes les guerres » – slogan de l’époque – nul n’envisageait que vingt ans plus tard en surgirait une seconde. Un siècle est passé : nul n’envisage plus maintenant de conflits autres que locaux et sectaires, à l’instar des tueries présentes au Congo ou en Syrie. Ce regard contemporain qui me paraît trop optimiste suppose que la guerre par nature ne serait plus qu’une conséquence, fâcheuse et accidentelle, de la pauvreté de masse et de querelles tribales, ethniques, sectaires appartenant à des temps révolus ou en cours d’extinction. À regret, cette vision confiante en la nature humaine tend à s’inverser dès que l’on regarde le monde depuis l’Orient, de Séoul, Pékin, Taïpei ou Tokyo. Cet Orient-là, parce qu’il n’a pas traversé les mêmes épreuves que l’Occident, ou n’en a pas tiré les mêmes enseignements, reste ancré dans des préjugés culturels qui ont disparu de notre univers occidental.
Considérons l’Occident, entre l’Empire Romain et feu l’Empire soviétique : ce territoire est devenu un continuum qui, de l’Atlantique aux Pays Baltes ou à la Turquie, est vécu comme une terre commune, à peine interrompue par des bornes frontières. Considérons la notion de race en Occident : ce terme est quasiment sorti de notre vocabulaire et peu envisagent que subsiste en Europe une hiérarchie entre races et cultures. En Asie, c’est l’inverse : les notions de territoire, de frontières et de races sont aussi prégnantes dans l’imaginaire collectif qu’elles le furent en Europe au XIXe siècle.
Coréens, Chinois, Japonais se perçoivent volontiers comme appartenant à des races distinctes, ils estiment que race et culture se confondent et qu’évidemment chacune est supérieure à sa voisine. À l’intérieur de la Chine, le sentiment populaire est qu’il existe entre les Provinces des hiérarchies ethniques, les Tibétains étant généralement considérés par les Hans, l’ethnie dominante (elle-même fort métissée), comme tout en bas de l’échelle. Quelques îlots rocheux inhabités comme Dokdo (Takeshima en japonais) entre la Corée et le Japon, Senkaku (Diaoyudao en chinois) entre la Chine et le Japon, l’archipel des Spratleys entre le Viet Nam, la Chine et les Philippines, sont des poudrières aussi symboliques que le furent l’Alsace et la Lorraine entre la France et l’Allemagne. Les conditions idéologiques d’une guerre généralisée en Asie sont donc réunies qui, par le jeu des alliances, comme en 1914, pourrait entraîner l’Occident dans son sillage. On observera aussi, comme en 1914 en Europe, que ni le développement économique, ni la mondialisation des échanges, ni la solidarité démocratique (l’Allemagne en 1914 était-elle vraiment moins démocratique que la France ?) n’apparaissent comme des remparts suffisants pour résister aux passions nationalistes : ni la croissance ni la démocratie n’éteignent les passions !
Poursuivons la comparaison : la guerre de 1914 éclata parce que nul gendarme en Europe n’était assez puissant pour imposer la paix. En Asie, aujourd’hui, seule la présence du gendarme américain – la Septième flotte en particulier – interdit aux revendications locales de dégénérer en un conflit global. Or, ce gendarme américain est las, son Président est incertain.
On ne peut plus exclure que l’impérialisme chinois, désormais avoué et chaque jour mieux équipé, puisse déclencher par dessein ou par quelque erreur de calcul, une réaction militaire en chaîne. Envisageons que les Américains défaillent, un seul pays pourrait dissuader la Chine de son aventurisme : le Japon.
Le Japon ? En Occident et en Asie, on s’indigne que le gouvernement japonais envisage de modifier sa Constitution pacifiste pour permettre à ses forces d’auto-défense (d’ailleurs bien équipées) de se livrer à des frappes préemptives ou punitives contre des agressions nord-coréennes ou chinoises. Mais seule dans la région, l’armée japonaise serait assez puissante pour dissuader la Chine et la Corée du Nord d’une aventure militaire. C’est ainsi. Il faut donc non pas s’alarmer mais accepter le réarmement du Japon parce qu’il peut nous protéger de la guerre de 2014. Ce retour du Japon en Asie ne sera tolérable en Occident comme en Asie qu’au terme d’un examen de conscience sur les crimes de guerre commis par l’Empire japonais dans les années 30 : les Allemands y sont parvenus, bien des Japonais y seraient disposés. L’actuel Premier ministre, Shinzo Abe, parce qu’il est nationaliste, est paradoxalement le mieux placé pour admettre les crimes du passé. L’équilibre de la paix repose sur cette admission des crimes japonais de naguère et des ambitions chinoises présentes. Le déni de cette réalité-là pourrait mener à un conflit aussi incontrôlable que celui de 1914 : la Chine vient d’entrer dans l’Année du Cheval mais l’animal reste indompté.
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