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Il y a des œuvres qui marquent par leur avant-gardisme, d’autres par leur capacité à parler au plus grand nombre ou encore par leur originalité. 12 Years A Slave, n’entre dans aucune de ces cases. Le troisième film de (l’autre) Steve McQueen prend aux tripes par sa cruauté presque banalisée, par une envie de regarder cette sombre partie de l’Histoire droit dans les yeux, de la comprendre pour mieux la dénoncer.
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Des films sur l’esclavage, le cinéma en a produit à la pelle. Notamment ces dernières années où un Django de Tarantino et même le Lincoln de Spielberg s’étaient appropriés le sujet (on parle de Case Départ ? Non ? D’accord). Mais aucun ne l’avait traité avec autant de réalisme, avec cette volonté de sortir du cadre hollywoodien. Le rêve américain n’existe pas ici. Alors les esthètes s’ennuieront certainement visuellement mais impossible de ressortir indemne de ces deux heures durant lesquelles on se retrouve plongé 200 ans en arrière, avec codes et principes de l’esclavagisme. Peu importe le style, c’est l’histoire ici qui prime. Il est d’ailleurs certain que le film gagne en dureté et en légitimité en n’allant pas s’évertuer à offrir des pirouettes techniques. McQueen offre un diamant brut, nullement poli (le film rentre dans le vif du sujet très rapidement d’ailleurs) et à apprécier tel quel.
Si le thème en lui-même suffit largement à nouer l’estomac, le fait que l’histoire narrée soit inspirée d’un fait réel ne peut qu’accentuer tous les sentiments ressentis devant l’écran. 12 Years A Slave relate l’histoire de Solomon Northup, afro-américain né libre, mari et père de famille, enlevé à Washington puis vendu à un marchand d’esclaves avant d’être envoyé en Nouvelle-Orléans où il sera réduit au niveau 0 de l’espèce humaine pendant douze ans.
Ce passage d’homme libre à simple bétail rend forcément plus difficile la vision de cette déchéance injuste et intolérable. Mais la rend également plus universelle, plus à même de frapper un plus grand nombre. Pour nous, petits chanceux libres et égaux en droit, il est plus marquant de voir disparaître de façon incurable ce qui nous conditionnent en tant qu’être humain plutôt que de vivre toute une vie sous un même statut aussi horrible soit-il. De manière moins philosophique et plus imagée, c’est comme si on vous prenait votre IPhone pour vous refiler un vieux Motorola, alors que si vous aviez eu un Motorola toute votre vie, vous n’auriez pas forcément trouver à vous plaindre.
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Steve McQueen n’est pas connu pour tourner autour du pot. Ses deux premiers films portaient déjà les stigmates de cette passion d’offrir le plus crument et naturellement possible l’essence même de ce qu’il souhaite raconter (notamment le premier, Hunger). Rien ne nous est épargné ici. Coups de fouet, pendaisons, cicatrices, griffures, sang, viol. Sale quart d’heure pour les âmes sensibles. Mais rien n’est gratuit, rien n’est réellement gore, on est loin du polémique La Passion Du Christ. Finalement, plus que l’image, c’est la transposition dans la réalité qui fait mal. Et la triste banalité de ces gestes du quotidien de l’époque. Preuve avec cette scène surréaliste de la « pendaison » de Northup où le plan reste figé, comme un tableau, plus de deux minutes sur le pauvre homme touchant le sol du bout de ses pieds pour éviter l’étranglement. Rien de sadique ici chez le réalisateur britannique, il faut se concentrer sur ce qui se passe aux alentours où esclaves et maitres passent devant, derrière le protagoniste durant des heures sans se soucier réellement de son sort.
Toute la réussite du film tient d’ailleurs dans cette fausse banalisation de l’inacceptable. En évitant de s’enliser dans le pathos, McQueen parvient à tenir nos émotions à flot et empêcher un quelconque relâchement, un quelconque « ennui ». La violence est, certes, impossible à totalement digérer mais il ne cherche pas à la rendre systématiquement spectaculaire, simplement le plus juste possible. L’insoutenable, présent en surface tout du long, est ainsi préservé jusqu’à l’une des scènes de fin où tout explose littéralement. Sans parler de ces cinq dernières minutes et cet espèce de « flashback » émotionnel très fin. A en faire pleurer un caillou.
Cette justesse aux dépens du larmoyant primaire est aussi le fait de l’excellente performance de Chiwetel Ejiofor dans le rôle titre. Lui l’habitué des seconds rôles (American Gangster, Inside Man, 2012, …) tient ici la partition de sa vie. Tout en contrôle de ses émotions, il permet ainsi de canaliser les nôtres. On ne le voit que deux fois extérioriser vraiment, dont l’une dans une scène chantée très forte en symboles.
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Il n’est pas le seul à sortir une prestation de tout premier ordre. On peut également saluer la révélation Lupita Nyong’o dans le rôle très difficile de Patsey, mais aussi l’incroyable Michael Fassbender (troisième collaboration avec McQueen en autant de film) dans la peau de l’esclavago-psychopathe Edwin Epps – dont la femme (Sarah Paulson) est une véritable salope de première. Les acteurs sont bons car les personnages le sont aussi.
Le réalisateur a choisi de montrer différentes facettes du blanc de l’époque. De l’abolitionniste utopiste (Brad Pitt, également producteur du film), au médecin raciste en passant par l’esclavagiste au bon cœur (Sherlock Holmes aka Benedict Cumberbatch) ou encore la petite frappe qui fait du zèle (Paul Dano, lui aussi parfait en tête à claque), tout les stéréotypes, fondés ou non, y passent.
C’est d’ailleurs le petit point faible du film que d’avoir multiplié ces caractères, lui donnant un côté bien-pensant qui ne colle pas forcément avec l’esprit brut de pomme dégagé la majorité du temps. Enfin faut bien respirer aussi.
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Plus que poignant, 12 Years A Slave s’avérait nécessaire. Si le cinéma sert à romantiser une histoire/l’Histoire, il peut également servir à la raconter de manière réaliste. Jusqu’ici nous avions les livres pour nous rendre compte de ce pan d’un passé sombre mais lointain. Désormais nous aurons aussi les images.
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Réalisé par Steve McQueen
Durée: 2h14
Avec Chiwetel Ejiofor, Michael Fassbender, Lupita Nyong’o, Benedict Cumberbatch, Brad Pitt,..
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