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Raisonnable, raisonnablement

Publié le 30 janvier 2014 par Rolandlabregere

Dans l’ascenseur qui conduit au dernier étage d’un immeuble du centre ville où je me rends pour diner chez des amis, un sous-verre affiche le règlement intérieur de la copropriété. L’article 4 dispose que chaque résident « locataire ou propriétaire est tenu d’occuper les lieux en bon père de famille ». Cette expression, lit-on entre parenthèses, fait référence à la loi n°82-526 du 22 juin 1982 sur les droits et devoirs des bailleurs et des locataires. C’est donc un immeuble tenu selon des perspectives de bienveillance et de souci de l’autre. Tous les habitants sont-ils des pères de familles ? Peut-on vivre en bon célibataire dans cet immeuble ? Les pères de famille sont-ils naturellement bons ? Les mères de famille sont-elles raisonnables ?

Voilà un règlement de copropriété qu’il va falloir retoucher. Le changement n’est pas que de façade. En effet, forts du constat des évolutions des structures familiales, les élus d’Europe-Ecologie-Les Verts ont demandé et obtenu le 21 janvier, dans le cadre du débat sur la parité homme-femme, la suppression de l’expression « bon père de famille » du droit français. L’expression, que les dictionnaires retenaient pour marquer le soin, l’application et la prudence dans la gestion et l’administration des droits et devoirs apparaissait dans divers textes de la législation française. Les bons pères de famille vont devenir des souvenirs lexicaux.

Sans doute parce que planait sur cette notion une dimension de raison, les députés proposent désormais d’utiliser les mots raisonnable ou raisonnablement. Naturellement, cette substitution d’une expression par une autre n’est pas du goût de ceux qui pensent que la famille version papa-maman, est le seul modèle déposé au pavillon de Sèvres à côté du mètre étalon. Le pater familias distillant un parfum de machisme et de tradition sur fond de droit romain a vécu. Le député UMP de la Drôme, Hervé Mariton, a dénoncé le « totalitarisme linguistique » de la majorité parlementaire. Les traditionnalistes voient dans ce toilettage lexical « une nouvelle attaque contre la famille ». Les bons pères la vertu ont du mal à se renouveler. Les tenants de la politique du mâle n'ont pas réglé la question du pire.

Le changement sémantique tiendra-t-il toutefois ses promesses ? L’invitation à agir avec bon sens, d’une manière judicieuse et de choisir un comportement sensé concerne désormais l’ensemble de la population. Finis les dérives et les privilèges patriarcaux ! Si les comportements attendus et les décisions retenues par les unes et les uns se dessinent dans une perspective raisonnable, restera-t-il une place pour la nécessaire utopie, pour les gestes poétiques et pour les idées folles ? Agir en tout raisonnablement pourrait nuire à la vie. Halte aux excès. Soyez raisonnable. Riez raisonnablement. Trop de raison tue l'imagination. Si les bons pères de famille pouvaient faire sourire les gens irrévérencieux, que restera-t-il de la satire et de l’ironie si tout se pare d’un costume raisonnable ? Il ne restera plus qu’à rire in petto et encore raisonnablement. Pour cela, il faudra être fort de l’intérieur. Plus que jamais Peter Handke est dans le juste en estimant que Les Gens déraisonnables sont en voie de disparition. Dans cette pièce parmi les plus connues de l’auteur, le cocasse, l’insolite, l’imprévu, la violence des rapports humains rencontrent le pouvoir de l’argent. D’autres dénominations étaient pourtant envisageables : convenable/convenablement, honnête/honnêtement, légitime/légitimement… On exclura le couple normal/normalement depuis que nous savons qu’un président normal n’est pas forcément raisonnable. On pourrait même raisonnablement penser qu’il est un parfait polisson. En tout cas, il sort couvert. Son casque lui donne malgré tout une allure raisonnable. Ce ne serait donc ni raisonnable ni respectueux de la fonction que de penser qu’un président pourrait ne pas mener une vie normalement raisonnable.

Ce n’est pas tout. Les placements bancaires réalisés en bons pères de famille vont devoir changer de dénomination. De belles perspectives cognitives pour les banques. Pour un conseiller financier investir en bon père de famille, c’était rechercher une valorisation régulière de son capital « sur le long terme, sans grande prise de risque ». « Ça ne veut pas dire pas de risque du tout, mais peu de risque », ajoute un autre représentant de la corporation. Celui-là est déjà raisonnable avec l’argent de ses clients. Sans doute par intérêt. Mais, dit un compère de la profession, « Gérer ses placements en bon père de famille ne veut pas pour autant dire qu’il ne faut pas prendre de risque du tout ». Ils sont d’accord entre eux. Les banquiers sont des gens raisonnables. Il y aura toujours des risques à placer, mais ils seront raisonnables. Les banquiers vont être raisonnables en action et par obligation. Une révolution ? Non, soyons raisonnablement optimistes, une  nouvelle perception !

Si, d’une manière improbable, mais il n’est pas interdit de rêver, les murs retrouvaient la parole, serait-il convenable celui qui s’aventurerait à taguer « Soyez impossible, demandez le raisonnable » ?


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