C'est Burrhus, conseiller de Néron, qui, dans la tragédie de Racine, "Britannicus", adresse ces mots à l'empereur pour essayer de le persuader de renoncer à assassiner son rival... J'ai quelque peu tiré ce vers de son contexte, mais il me semble résumer l'objet de notre roman du jour, un thriller fantastique mener à un rythme effréné, "l'Axe du sang", de Pierre-Yves Tinguely (en grand format chez MA Editions). Attention, précision utile, c'est le second volet d'une trilogie, initiée avec "Codex Lethalis", déjà évoqué sur ce blog (et qui sort en poche aussi chez MA Editions) ; il est mieux de les lire dans l'ordre, même si les histoires sont assez indépendantes. Dans un registre différent du premier tome, Tinguely propose un thriller choral et syncopé, très efficace et qui annonce d'ores et déjà un épilogue en apothéose...
Dans la campagne, au nord de Varsovie, Teodor Cepek se rend dans une ferme où il est attendu... Cet ancien prêtre a, malgré son départ des ordres, poursuivi son activité d'exorciste. Et c'est pour exercer cette fonction qu'il se rend dans cette ferme. Mais, une fois en place, il se rend compte que le démon qu'il est chargé de faire déguerpir est particulièrement puissant...
Ne le cachons pas, l'exorcisme tourne au massacre général au cours d'une première scène atrocement spectaculaire et particulièrement sanglante... Seul Teodor survit. Un automobiliste le trouve allongé au milieu de la route et prévient les autorités. Emmené à la clinique Kubiak dans un état très grave, quasi comateux, l'homme parvient tout de même à prévenir le personnel qui le prend en charge : ils ne doivent à aucun prix toucher à son sang...
Un avertissement à prendre au sérieux car Cepek a bien compris que le démon qu'il était venu chasser est bel et bien entré en lui et qu'il a colonisé son sang... Surtout, un avertissement plus qu'utile, car ce sang démoniaque est capable de faire des ravages lorsqu'on le laisse entrer en contact avec l'air...
On va vite le constater et les médecins de la clinique, le docteur Oscar Dowbor en tête, vont déployer des trésors de prudence, mais aussi d'ingéniosité, pour apporter des soins à leur dangereux patient, sans faire prendre de risques à personne... Et on va aussi essayer de comprendre ce qui rend ce fluide plus dangereux à manipuler que la nitroglycérine dans "le salaire de la peur"...
La police aussi est sur les dents, forcément, devant de telles manifestations de violence... Mais que cherche-t-elle exactement ? Les inspecteurs Dabik et Kleika, sous les ordres du commissaire Bejm (l'entente entre les deux subordonnés et leur supérieur n'est pas franchement cordiale) se retrouvent à devoir gérer ce casse-tête monstrueux...
Ils vont avoir du pain sur la planche car, manifestement, les événements n'ont pas tardé à être connu à l'extérieur de la clinique. Oh, ce ne sont pas les journalistes qui vont être à redouter, même s'ils vont rapidement débarquer à la ferme dans le sillage des forces de police, mais des personnes encore moins bien intentionnées...
Le sang de Teodor Cepek et l'homme lui même, malgré son état de santé plus que précaire, font l'objet de convoitises et certaines personnes, certains groupes, semblent même prêts à tout pour s'en emparer et utiliser cette puissance terrifiante à de funestes projets... Bientôt, Dabik et Klaika vont devoir se démultiplier, car autour du sang de Cepek, vont se produire des séries d'événements violents, particulièrement difficiles à anticiper... Et même à élucider... Les empêcher ? Si seulement...
Et, pendant qu'en Pologne on se bat contre une force invisible au pouvoir dévastateur et contre des forces visibles redoutables et sans scrupules, à Los Angeles, on travaille avec méticulosité. Albert Tustin, lui aussi ancien prêtre, collectionneur de livres et grand spécialiste en ésotérisme, travaille sur les indices récoltés lors de la récente enquête à laquelle il a prêté un concours précieux.
Car, si on a pu mettre fin aux agissements du tueur, on n'a pas encore retrouvé le fameux "Codex Lethalis" qui lui a permis d'ourdir sa vengeance... Une mission prioritaire, car il ne faudrait pas que le mystérieux ouvrage tombe de nouveau entre de mauvaises mains... Avec l'aide de son neveu, le détective privé Marc Davis, il va faire plusieurs découvertes décisives.
Dont une aussi surprenante qu'effrayante : le "Codex Lethalis" n'est pas un livre unique ! Il y a au moins un autre ouvrage au pouvoir redoutable... Qui sait quels dégâts cela peut entraîner ? Eux aussi vont avoir du pain sur la planche, bien loin des événements polonais dont ils ignorent d'abord tout, pour enrayer une nouvelle malédiction...
Je ne peux faire le tour de tous les personnages qui jouent un rôle important dans ce roman car ils sont nombreux, mais surtout, il faut vous laisser les découvrir. On peut quand même évoquer brièvement Mgr Adamiak, évêque de Varsovie, qui, avant d'accéder à ces hautes fonctions, fut un spécialiste des questions ésotériques, Roman Rickstein, étudiant d'une vingtaine d'années à Berlin, génie précoce et geek notoire et en proie à des visions tout à fait réelles, ou encore Adrian Cosandey, la vingtaine lui aussi, patron de la boîte d'expertise informatique qu'il a montée à Genève et qui, suite à un événement traumatisant, s'est juré de ne plus jamais se laisser faire par qui que ce soit...
Une galerie de personnages très importante en nombre, qui atomisent les rôles mais qui permet aussi à Pierre-Yves Tinguely de mettre en place une mise en scène digne de la série "24h chrono". Ca va à très grande vitesse, changeant sans cesse de scène, de lieu, de personnage central, et à chaque fois, c'est dense, ça bouge, il se passe quelque chose, rebondissement, action ou information importante révélée...
"L'axe de sang" fonctionne par capillarité. Tout part d'un événement central puis tout se ramifie ensuite, exactement comme des vaisseaux sanguins qui se divisent pour aller alimenter différents organes. Et gare aux nombreux anévrismes présents au cours de l'histoire !! Parce que le sang coule, souvent et beaucoup, même si je préviens les âmes particulièrement sensibles que la scène la plus impressionnante et détaillée est celle qui ouvre le roman.
L'action principale se situe en Pologne, j'ai évoqué les Etats-Unis, où une partie de l'enquête est menée à distance. "L'axe du sang" déborde aussi vers la Suisse et l'Italie. Pour chacune de ces destinations, on a des motivations bien particulières, qui, toutes, incarnent des maux gangrenant les sociétés occidentales contemporaines... Sans oublier la vengeance, mobile éternel et universel...
Amusant de voir comment Tinguely met en évidence les dérives matérialistes de ce siècle qui se marient parfaitement avec des dérives, disons, spirituelles, si l'on peut parler ainsi, en plein essor. Et, comme les petits ruisseaux font les grandes rivières, chaque projet, parmi ceux qu'alimentent la soif (abstraite) du sang de Cepek, on se demande s'ils ne sont pas les prémices de quelque chose de bien plus énorme, de bien pire...
En lisant "l'Axe du sang", j'ai été frappé et j'ai apprécié les différences notables entre ce volume et le précédent. Comme si, à l'image des livres qui se trouvent au coeur des histoires respectives, ils étaient à la fois proches et très différents. "Codex Lethalis" était un techno-thriller, ici, on flirte bien plus ouvertement avec l'ésotérisme et une entité assez étonnante...
D'ailleurs, si j'ai un reproche à faire à "l'axe du sang", c'est d'avoir laissé un des aspects les plus originaux et hardis de l'histoire un peu trop de côté... L'entité est surnommé "le Musicien", mais je trouve que Tinguely n'exploite pas vraiment cet aspect, s'en sert trop brièvement (alors que c'est sans doute le passage le plus... hum... drôle (?) du roman)... J'aurais été curieux de voir ces aptitudes utilisées plus largement et également voir quelles parades auraient pu être trouvées pour lutter contre...
Refermons la parenthèse. Tinguely allie au rythme digne des plus ébouriffants thrillers une intrigue qui marie "l'exorciste" de Blatty, les scénarios chorals à la Altman, où des personnages qui ne semblent rien à voir les uns avec les autres finissent par converger les uns vers les autres, et la série de Dan Brown mettant en scène Robert Langdon. Mais, Tinguely ne tombe pas gratuitement dans le conspirationnisme, sa démonstration est ailleurs et prendra sans doute toute son envergure dans le prochain roman de la série.
Car il reste encore beaucoup à découvrir, beaucoup à comprendre, aussi. Et pas seulement pour le lecteur, mais pour un certain nombre de personnages, qu'on devrait retrouver. Enfin, je m'avance peut-être un peu, car, dans "l'Axe du sang", Tustin et Davis sont les seuls "rescapés", si je puis m'exprimer ainsi, de "Codex Lethalis", et leur rôle, certes important, n'est pas central pour autant.
J'avais trouvé que "Codex Lethalis" brillait par un certain nombre d'originalités, en tout cas dans le contexte du thriller français. Je trouve que Tinguely transforme l'essai, avec "l'Axe du sang", un degré en dessous en terme d'originalité de l'histoire, mais à la construction très intéressante. Un page-turner redoutablement efficace, nerveux et dense qui demande tout de même une certaine concentration, puisque, je l'ai dit plus haut, on change sans cesse de point de vue.
Et, pour finir, avec les dernières pages, l'impression terriblement frustrante de s'être fait balader pendant toute la durée du livre par un auteur aussi machiavélique que certains des personnages (discrets, ceux-là, au combien discrets...) ! Et donc, l'impatience (tic-tac, tic-tac...) de tenir en mains le troisième tome pour y voir plus clair, mesurer l'ampleur des dégâts et du danger qui plâne, tel un rapace, prêt à piquer sur sa proie...