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Sur le voyeurisme en littérature ado

Par Clementinebeauvais @blueclementine
Nouvelle du jour: la littérature pour ados est souvent bien trash. Il y a Tabitha Suzuma qui nous met en scène une relation incestueuse entre frère et soeur dans Forbidden, Hunger Games qui nous montre une douzaine d'enfants entre onze et dix-huit ans se trucider les uns les autres, et Junk de Melvin Burgess où une héroïnomane se pique le sein en allaitant son bébé (c'est le seul endroit où il reste des veines). Et des centaines d'autres livres pour ados où on viole, tue, torture, ou tout simplement où les scènes de sexe, même consenties et aimantes, sont carrément explicites.

Sur le voyeurisme en littérature ado

cela ne nous...


Il y a toujours des gens qui diront que c'est du voyeurisme; ce terme est employé à tire-larigot, mais rarement défini. Du coup, c'est facile de répondre que la personne est trop prude, comme si 'voyeurisme' dans ce cas-là voulait simplement dire 'ça me choque'. C'est d'ailleurs souvent le cas, il  y a des sacrées tripotées de prudes dans ce monde.

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on en repère d'ailleurs qui préparent la prochaine Manif pour Tous (et l'IVG pour Personne)


Mais parfois, c'est une critique tout à fait justifiée. Et les torts sont partagés, car la communauté (anglo-saxonne du moins) des auteurs et lecteurs de littérature 'Young Adult' est extraordinairement active, fusionnelle et autoprotectrice, et flingue tous ceux qui osent critiquer leur fonds de commerce. Or l'accusation de voyeurisme n'est en réalité ni idiote ni prude ni moralisatrice, et ça peut être une critique tout à fait valide.

Alors, qu'est-ce que le voyeurisme, que ce soit en littérature jeunesse ou autre part? Quelques suggestions:
  • La représentation 'gratuite' d'épisodes de sexe, de violence psychologique ou physique, etc., qui n'ajoutent rien de particulier à l'intrigue mais sont là principalement pour créer le dégoût, l'excitation ou autre sensation forte chez le lecteur. 
  • Des descriptions explicites qui ne laissent pas d'espace au lecteur pour imaginer ce qui se passe; tout est dit. 
  • Le désir, conscient ou inconscient, de susciter une excitation sexuelle chez le lecteur, ou une fascination pour la violence.
  • Un manque de distance narrative par rapport à ce qui est représenté; par exemple le choix d'une focalisation unique et impérieuse, de laquelle le lecteur ne peut pas se détacher.
  • Le choix de certains thèmes particulièrement 'chauds', comme la prostitution infantile, les mariages forcés, la grossesse adolescente, le viol, l'inceste, etc., principalement pour leur valeur narrative, c'est-à-dire sans prendre assez en considération le fait que des personnes réelles en ont fait l'expérience.
  • Un manque de critique vis-à-vis des implications idéologiques des épisodes représentés, ou une représentation qui élude les aspects déplaisants pour se concentrer sur les aspects sulfureux des épisodes en question. 
  • Un manque de prise en compte du décalage générationnel entre auteur et lecteurs implicites, et donc des problèmes éthiques et idéologiques qui découlent de la représentation, par exemple, de violence extrême ou de sexe 'vocalisés' par des personnages jeunes, mais derrière qui se 'cache' en réalité un auteur adulte. 
Tous ces éléments, et sans doute d'autres, font courir le risque à un livre de sombrer dans le voyeurisme. Le voyeurisme est, je pense, souvent le fait d'une paresse de l'auteur. C'est un moyen facile d'accrocher le lecteur et de susciter des sensations fortes
La solution n'est évidemment pas d'éliminer les thèmes controversés de la littérature ado. Je pense au contraire que la littérature ado n'est souvent pas assez trash, dans le sens où elle reste souvent moralisatrice et ne va pas souvent assez loin dans la représentation, notamment, du sexe et de la violence psychologique.

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petits joueurs!


Ce sont des thèmes qui non seulement sont attirants et importants pour les ados, mais qui en plus peuvent donner lieu à des représentations et des analyses extrêmement intéressantes et différentes de celles de beaucoup de médias contre lesquelles on est en 'compétition', comme les films et les jeux vidéo.
Le problème n'est pas non plus de ne pas 'choquer'. Le voyeurisme n'a rien à voir avec le fait de 'choquer' le lecteur. Choquer le lecteur, c'est très bien, c'est nickel - c'est exactement, selon moi, ce qu'il faut chercher à faire. Ce qui est problématique d'un point de vue à la fois idéologique et littéraire, c'est de le piéger dans une position dont il ne peut pas s'extraire, et qui le force à ressentir, sans pouvoir se contrôler, du plaisir ou du dégoût pour une scène.
Alors comment faire pour éviter le voyeurisme tout en abordant des thèmes controversés? Je ne dis pas que j'ai la réponse, hein, mais voici quelques pensées en vrac:
  • Affaiblir la voix narrative. C'est une question d'abord de rapport de force: choquer sans voyeurisme, c'est permettre au lecteur de se rebeller contre ce qu'on veut le forcer à voir. Et au niveau narratif, ça se présente comme une voix narrative qui n'a plus les pleins pouvoirs. Elle laisse entrevoir des faiblesses, même si elle cherche à s'affirmer; elle n'est plus digne de confiance. Le lecteur peut s'en détacher, et examiner la scène 'en creux', dans les espaces qui s'ouvrent.
  • Créer l'inconfort ou le malaise. Là où il y a malaise, il ne peut y avoir de voyeurisme. Le voyeurisme, c'est la fascination, l'adhésion totale à ce que l'on voit. Le malaise, c'est la sensation qu'on ne devrait pas voir ce que l'on voit, et donc qu'on juge ce qu'on est en train de voir. Le malaise indique un lecteur divisé, donc un lecteur qui est forcé de se poser des questions. Pourquoi je me sens mal de regarder ça? Qu'est-ce qui ne va pas dans cette représentation? On ne tombe plus dans les pièges du voyeurisme quand le texte orchestre un questionnement par rapport à ce voyeurisme. 
  • Choquer plus pour donner moins à voir. Etre hyperbolique si besoin, lyrique s'il le faut, grandiose, excessif, dégueulasse, jouissif, ou alors au contraire abuser des litotes et des allusions, mais s'il faut outrer, le faire de telle manière que le lecteur sidéré ne peut même plus voir ce qui se cache derrière. Nabokov laisse Humbert Humbert déclarer: 'Mon seul grief contre la nature était de ne pouvoir retourner Lolita comme un gant et plaquer mes lèvres voraces contre sa jeune matrice, son coeur inconnu, son foie nacré, les raisins de mer de ses poumons.' Il parle là de la fille de douze ans qu'il viole 'tous les soirs, tous les soirs'. Dans Lolita, qui est l'histoire d'une obsession pour Lolita, on ne voit pas Lolita. Dès qu'Humbert Humbert la voit, nous, on ne la voit plus; il n'y a plus que du langage. On ne peut pas, en tant que lecteur, en profiter. Il n'y a rien à voir.
  • Ne pas donner assez à voir. Creuser des trous, laisser des brèches, décevoir, ne pas mener à bien ce qu'on commence, terminer sur une fausse note. Surprendre par la pauvreté des détails, frustrer. Forcer le lecteur à être responsable de sa propre vision des choses. Le forcer, du coup, à prendre le pouvoir. Le forcer à inventer la suite (et le milieu).

D'autres idées? Des désaccords? Des accords? Des raccords?
 
allez, à la revoyure!

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